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La voiture de pommes

Par Mafalda
11 décembre 2013

Une blancheur d’aube commençait à éteindre les étoiles sur le ciel d’hiver, un coq jeta ses appels aigus ; puis tout se rendormit de nouveau, et le silence régna sur la petite ferme pauvre dont l’aurore indécise éclairait les toits de chaume.
Tout à coup des sabots claquèrent sur les dalles, la porte de la maison s’ouvrit, et un petit garçon, sortit dans la cour. Une voix s’éleva :
« Rémy, sil fait, charge le tombereau de pommes.
- Maman, répondit le petit garçon, le temps est superbe.
- Eh bien ! Reprit la mère, dépêche-toi, tu iras à Besançon vendre les fruits, car nous avons besoin d’argent. »
Du petit village où se passait cette scène, il y avait trois lieues pour se rendre à Besançon, capitale de la Franche-Comté qui, en ce mois de février 1668, était encore, mais pas pour longtemps, province espagnole.
Remy alla donner au vieux cheval sa pitance du matin, puis il monta au grenier pour chercher les paniers de belles pommes que l’hiver avait jaunies. Il attela son cheval, mangea une soupe toute chaude, embrassa sa mère et le partit. Le petit garçon fit d’abord suivre à son attelage des chemins de traverse qui raccourcissaient la distance, puis il s’engagea sur la grande route qui de Dijon à Besançon.
Il remarqua que cette route présentait un aspect inaccoutumé ; les ornières avaient étaient profondément creusées par de lourdes voitures et, dans la terre humide, on voyait marqué un nombre considérable de sabots de chevaux.
« Teins, se dit Remy, on dirait qu’une armée a passé par ici. »
Il fit claquer son fouet et continua sa route. Il n’avait plus qu’un petit bois à traverser pour apercevoir les clochers des églises et les tourelles des remparts de Besançon, déjà il atteignait la lisière du bois quand une voix rude cria : « Halte. »
Il se vit entouré de soldats.
« Qu’est-ce que tu transportes dans ta voiture, petit ? Demanda la chef.
- Des pommes, monsieur le militaire.
- Hum ! Hum ! Des pommes. Nous allons vérifier. »
Les soldats déplacèrent brutalement les paniers, mais ils ne trouvèrent rien de suspect dans la voiture ; néanmoins le chef, par prudence, voulut garder le petit paysan. On lui attacha même les mains, et le pauvre enfant, croyant sa dernière heure venue, suppliait qu’on lui laissât la liberté.
Comme il se lamentait, vint à passer un beau seigneur à cheval escorté d’un brillant état-major.
« Que fait-on à cet enfant ? Demanda-t-il.
- Sire, répondit celui qui commandait le détachement, c’est un petit garçon qui veut aller à Besançon vendre ses pommes, et nous l’avons arrêté afin qu’il ne puisse révéler notre présence aux Espagnols.
- Bien, » dit le roi, car le personnage était le jeune roi Louis XIV, parti secrètement de Saint-Germain, un e nuit, pour entreprendre la conquête de la Franche-Comté.
Le roi poussa son cheval vers la voiture, regarda ce qu’elle contenait et dit :
« Es-tu Espagnol, petit ? »
- Non, sire, murmura Rémy tout ému, je suis Franc-Comtois.
- Voudrais-tu devenir Français ? »
Rémy répondit sans hésiter :
« Oui sire, on est toujours fiers d’être Français. »
Le roi parut satisfait de cette réponse. De nouveau il considéra les pommes et se prit à dire :
« Voilà de bien belles pommes ! »
Puis tout-à-coup, ayant réfléchi, il s’écriai :
« Petit, si tu veux devenir Français et sujet du roi, il faut me donner ces pommes-là. »
Rémy songea à sa mère, à la petite ferme qui allait rester sans argent, il hésita un peu et dit :
« Sire, prenez-les.
- Bien, répliqua le roi, je saurai te récompenser. Tu vas porter tes pommes à Besançon, ajouta-t-il, et quoi qu’il advienne tu laisseras faire. »
Rémy promit d’obéir scrupuleusement aux ordres du roi.
Louis XIV s’éloigna et parla quelque temps avec le groupe d’officiers qui l’entourait. Puis une estafette se lança au galop dans la plaine, et l’enfant vit bientôt l’armée opérer un mouvement. En même temps, deux gaillards solides, vêtus en paysans, sortirent d’un pli de terrain et l’un d’eux, s’approchant du petit fermier, lui frappa familièrement sur l’épaule et lui dit :
« En route, camarade, pour le roi de France. »
Rémy examina ses nouveaux compagnons, c’étaient de singuliers paysans qui avaient des allures de soldats. Sous la veste de l’un d’eux apparaissait la poignée d’une dague. L’homme l’aperçut et la cacha mieux sous l’étoffe et la petite troupe s’éloigna, sans qu’une parole fût échangée.
Louis XIV qui menait si hardiment cette conquête de la Franche-Comté, avait quitté Saint-Germain, pendant un bal, alors que son fastueux château était empli de musique, de lumières et de joie. Un petit nombre de gentilshommes dévoués l’avaient seuls accompagné et la cour n’avait connu leur départ que lorsqu’ils étaient loin déjà. L’armée était arrivée par petites troupes du côté de Dijon, et la Franche-Comté avait été envahie sans que l’éveil fût donné aux Espagnols.
La ville de Besançon elle-même ignorait l’approche des Français. La garnison insouciante passait ses jours à jouer aux cartes et à boire.
Tout-à-coup, à un détour du chemin, Rémy et ses compagnons aperçurent les hautes murailles de la ville. A la porte principale, une sentinelle, assise sur une borne semblait dormir.
Les deux paysans qui marchaient à côté de Rémy lui dirent d’arrêter son cheval. Ils se concertèrent un moment à voix basse. Ils s’éloignèrent ensuite et firent des signaux dans la campagne vallonnée où l’on entendait comme un bruit de pas étouffés.
Les deux paysans revinrent vers Rémy qui les entendit murmurer :
« Le moment es venu d’agir. »
Puis l’un d’eux le questionna :
« Sais-tu bien conduire, petit ?
- Oui, monsieur, répondit Rémy, je n’accroche jamais.
- Et si ont te demandait d’accrocher ; saurais-tu bien accrocher ?
- Pour ça, oui, monsieur.
- Alors, sur le pont-levis, tu accrocheras, mais là, fort, sans craindre de briser ton tombereau. Le roi t’indemnisera. Maintenant, en avant ! »
Le cheval repartit. La route, après un détour, se dirigeait droit vers la porte de la ville.
Quelques mètres encore séparent le cheval de la borne du pont-levis. Un des compagnons du petit paysan prend le fouet, en cingle le cheval qui presse son allure : Rémy tire à gauche sur la rêne, et un peu effrayé se jette en arrière en fermant les yeux.
Un choc formidable se produit. La roue a rencontré l’obstacle, le tombereau chavire au milieu du pont-levis, les pommes s’éparpillent.
La sentinelle s’est réveillée, les soldats sont sortis du poste.
« Maladroit, s’écrie leur chef, le pont-levis ne peut plus se fermer. Je vais vous conduire chez le gouverneur.
- Hé ! Jarnigué, répond un des paysans, ce n’est point notre faute, c’est notre maudit cheval qui s’est emballé.
- Tu en as menti, réplique l’autre, notre cheval ne s’emballe pas, c’est toi qui l’as battu. C’est de ta faute si nos pommes se meurtrissent sur le sol, et regardez, messieurs, si elles sont belles, nos pommes, et bonnes, je ne vous dis que ça ! »
Les pommes ont roulé partout, présentant leurs rondeurs appétissantes, les soldats espagnols se baissent, en ramassent, mordent dedans.
Mais le bruit vague que Rémy avait déjà entendu dans la plaine s’était accentué. Seuls, les Espagnols ne remarquaient rien ; les pommes leur avaient plu, ils en mangeaient à pleine bouche. Et l’enfant se demandait ce qui allait se passer, tandis que ses deux compagnons paraissaient anxieux. Tout à coup éclate une fanfare alerte, les troupes françaises débouchent au pas de course devant Besançon. Les soldats espagnols sont affolées ; les deux compagnons de Rémy sortirent des dagues de dessous leurs vestes : c’étaient des soldats déguisés en paysans. Ils s’élancent sur les Espagnols sans armes, en criant : Sus à l’ennemi ! Et font prisonnier le chef de poste. D’autres soldats espagnols se précipitent vers le mécanisme du pont-levis, s’efforcent de le relever ; mais le pont, chargé du tombereau de pommes, reste immobile. La partie est perdue pour les Espagnols. L’avant-garde de l’armée de Louis XIV est arrivée. Tout combat est inutile ; les Français entrent triomphalement dans la ville, qu’ils ont conquise sans brûler une once de poudre et Rémy marche fièrement à côté des tambours.
Louis XIV, avant de souper, fit rechercher le petit fermier qu’on trouva au milieu d’une escouade qui l’avait adopté et nommé soldat du roi. Le monarque le félicita et lui fit remettre une grosse somme d’argent qui devait lui assurer le bien-être jusqu’à la fin de ses jours. On répara tant bien que mal son tombereau et deux hommes le conduisirent chez sa mère, que son absence commençait à inquiéter.

Paul POTTIER

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