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Un conte de Noël de Jean-Marc Ouellet…

Publié le 12 décembre 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

 La lune couvre la ville de sa pénombre.  Dans le firmament, des nuages flânent, voilent sans vergogne leUn conte de Noël de Jean-Marc Ouellet… timide scintillement des étoiles lointaines.  Des nimbus hésitants s’aventurent devant l’astre sélénien, qui, sans scrupule, les souffle en d’autres lieux.  Des immeubles hétéroclites couvrent le panorama.  Des fenêtres blafardes trahissent une présence humaine.  Les décorations scintillent.  Les cheminées fument.  Dans les rues, le froid mord les visages intrépides.  Tout près, silencieuse, l’autoroute grelotte en solitaire.  Des sirènes se font entendre.  Hésitant, un feu réchauffe à grand-peine la niche imaginée par les ingénieurs pour orner, ou solidifier, la muraille de béton qui contient la Haute-ville sur son cap.  L’accès du mince réduit aux parois givrées est malaisé.  Refuge idéal pour l’âme esseulée.

À l’abri de la bise, l’homme étend les mains au-dessus de la flamme.  La chaleur chatouille les callosités.  L’homme sourit.  Il aime la singulière sensation.  Il regarde la ville à ses pieds.  La Basse-ville, lieu de joies, de misères.  La froidure de décembre engourdit le quartier d’une langueur étrange, y ajoute sa part de mystère, comme si le temps suspendait sa fuite dans l’engelure de la matière.  L’homme l’affectionne cette ville.  Il s’y sent bien, y vient souvent.  Même dans cette alcôve glaciale, il s’y plaît.  Il faut ce qu’il faut.  Et la vue est sublime.

L’homme rattache son manteau troué, ajuste son chapeau de fourrure décoloré.  L’heure approche.  Il ferme les yeux, se laisse porter par l’instant.  Des cloches se font entendre.  Tout près, d’une église, une rumeur monte.  Une musique.  Un chœur.

Ô nuit de paix, sainte nuit,

Dans le ciel, l’astre luit,

Dans les champs tout repose en paix,

Mais soudain dans l’air pur et frais,

…  

 

L’homme écoute, imagine les êtres qui chantent, ceux qui écoutent, les autres qui échappent à la magie de Noël.

Un son insolite perce la féerie.  Des sanglots.  Tout près.  L’homme se penche au-dessus du seuil de la niche, scrute le pied de la paroi.  À l’instant, il en repère la source.  Recroquevillée, une chose s’appuie contre le béton, frissonne de froid et de tristesse.  La chose est humaine, seule, abandonnée.  En ce soir de réjouissance, une épave du monde verse des larmes.

L’homme sait.  Il glisse au bas de son refuge, s’approche.

‒ Joyeux Noël, murmure-t-il.

Abruptement, la capuche se lève, la tête se tourne, le corps recule, tente de se protéger contre une saillie du mur de glace.

‒ Ne me touchez pas ! crie une voix aigüe de jeune fille, une adolescente.  Allez-vous-en !

Un conte de Noël de Jean-Marc Ouellet…
‒ Comme tu veux, réplique la voix grave.  Tu peux mourir ici si tu veux.  Ce n’est pas de mes affaires.  Je n’ai pas grand-chose, mais j’ai du feu, et de la nourriture.

L’homme tourne les talons.

Le temps hésite.

‒ Vous ne me ferez pas de mal ?  gémit enfin la jeune fille.

L’homme ne s’arrête pas, lève plutôt le bras, fait signe de le suivre.

Quelques minutes plus tard, l’adolescente s’installe près du feu qui brûle de sa plus belle flamme.  Quelle douce chaleur !  L’homme couvre l’adolescente d’une couverture bizarrement chaude, lui remet une bouteille d’eau, un sandwich garni, une barre de chocolat, puis recule vers un recoin de l’alcôve.  La jeune fille attrape la nourriture, l’engloutit.  Du coin de l’œil, elle épie le pauvre mec écrasé contre la paroi glacée, coi, qui la regarde.  Ils se considèrent, elle, lui, seuls, indigents, oubliés du ciel.

‒ Merci, lui lance-t-elle enfin.

L’homme grimace un sourire quasi édenté, lève le bras avec nonchalance en guise de « pas de problème ».

‒ Je m’appelle Aïla, enchaîne-t-elle.  Et vous ?

Le pauvre ne répond pas, mais exhibe encore ses canines noircies.

Aïla est mal à l’aise.  Le silence de l’homme à la longue barbe grise la déçoit.  Le sans-abri n’est pas bavard.  Mais son regard est lumineux, empreint de bonté.  La gamine devrait avoir peur du clochard.  Pourtant, l’homme l’apaise.

― Créchez-vous souvent ici ? lui demande-t-elle.

― Pourquoi pleurais-tu ? s’informe sèchement le vagabond en guise de réponse.

Le visage de l’adolescente s’assombrit.

― J’ai quitté ma famille.  J’en avais marre de leurs bêtises.

L’homme sourcille.

― Bein oui.  Fais ci, ramasse ça, étudie, pense à ton avenir, toutes ces choses.

Le clochard exhibe une moue sceptique.

― Et tu es partie ?

― Oui, je suis partie…

L’adolescente éclate en sanglots.

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― Je voulais être libre !…  Je voulais vivre au jour le jour !… Je m’en foutais de l’argent !… mâchonne-t-elle.

Les phrases s’entrecoupent de sanglots.  Aïla renifle, de la manche de son manteau, essuie les larmes sur ses joues délicates.  L’homme l’observe, l’écoute.

― Maintenant, je regrette.  Je regrette tellement !

Les pleurs reprennent, intenses, des pleurs de honte, de détresse.  L’homme s’approche, enlace doucement les épaules de la gamine.  Silencieux, il considère le feu, toujours ardent, ce feu qui se réfléchit dans le bleu des yeux de l’adolescente.

― J’ai été stupide.  Tellement stupide !  J’l’aime, maman !  J’l’aime, papa !  Ma sœur et mon frère, j’les aime aussi.  Ils me manquent tant !  Mon Dieu que je suis conne !  Et égoïste !  J’ai suivi Simon, mon nouveau chum.  Chu entré dans sa gang.  Sa maudite gang.  Des mécréants, j’vous dis !  Ça m’a pris trois jours pour comprendre.  Trois longues journées.  Ils insultent, ils intimident, ils volent.  Moi, chu pas comme ça.  Non, c’pas vrai.  Chu pas comme ça !  À soir, j’en pouvais plus.  J’ai fui.  Mais où est-ce que j’pouvais aller ?  Chez moi ?  Avec mes parents, ma sœur, mon frère ?  Y veulent sûrement plus rien savoir de moi.  C’est certain.  J’les ai déçus.  De toute façon, y étaient contents que j’m’en aille.  J’ai été si ingrate, si méchante !

Les sanglots reprennent, des larmes que le feu ne parvient pas à sécher.

― Aïla, en ce moment, ta famille est inconsolable, déclare l’homme en regardant la ville en contrebas.  Leur fille ainée n’est pas là.  Tu n’es pas là.  Ils sont cruellement inquiets.  Ils te cherchent.  Les sirènes, là-bas, sont pour toi.

― Comment pouvez-vous savoir ?  Vous ne les connaissez même pas !

― Parce que ce sont tes parents, Aïla.  L’amour brûle en toi.  Tant d’amour.  Je le sens, cet amour.  Il émane de ton cœur, mais tu n’en es pas l’unique source.  L’amour des autres à ton égard l’anime, l’attise.  Ta famille ne peut pas être mauvaise.  Elle ne peut qu’être transportée par l’amour.  Et l’amour comprend, l’amour pardonne.

L’adolescente se tait.  Ce miséreux est bizarre.  Mais il a peut-être raison.  Elle les aime ses parents, sa sœur, son frère.  Sa famille l’aime.  Son cœur le claironne.

Repue, réchauffée, elle se sent bien.  Le feu l’hypnotise.  Exténuée, Aïla dépose la tête sur l’épaule de l’homme.  Au loin, un chant monte.

Minuit chrétien, c’est l’heure solennelle,

Où l’Homme-Dieu descendit jusqu’à nous.

…   

Quand elle se réveille, assise sur un banc enneigé dans le parc devant la maison familiale, une faible neige voltige, folâtre.  Aïla cherche le clochard.  Elle est seule.  Son regard se tourne vers la maison qu’elle a trahie.  En solitaire, le sapin de Noël illumine le salon.  Autour de la porte principale, la couronne de lumières l’invite.  Des mots lui reviennent en mémoire :

Un conte de Noël de Jean-Marc Ouellet…
« Et l’amour comprend, l’amour pardonne. »

Les retrouvailles sont souvent touchantes.  Celles-là sont bouleversantes.  Cris de joie, étreintes, larmes, danses, baisers, excuses, pardons.  Le réveillon est affectueux.  Le retour de l’ainée est un miracle, l’occasion de se presser l’un contre l’autre, de s’expliquer, de se comprendre, de manifester, à volonté, le bonheur d’être encore ensemble.  Aïla est heureuse.  Elle raconte son aventure, ses remords, l’homme de l’alcôve.  Trois heures sonnent.  La nuit est jeune, une nuit propice à la sympathie, à la reconnaissance, à l’escapade.  D’un commun accord, avec enthousiasme, toute la famille monte dans la voiture familiale, franchit la nuit et les rues enneigées pour atteindre la niche du béton qui soutient la ville.

Sur place, rien.  Ou presque rien.  Que des cendres transies.  Et au loin, un chant.

Les anges dans nos campagnes

Ont entonné l’hymne des cieux,

Et l’écho de nos montagnes

Redit ce chant mélodieux :

Gloria in excelsis Deo 

 JOYEUSES FÊTES !!

 © Jean-Marc Ouellet 2013

Notice biographique

Un conte de Noël de Jean-Marc Ouellet…
Jean-Marc Ouellet grandit dans le Bas-du-Fleuve. Médecin-anesthésiologiste depuis 25 ans, il pratique à Québec. Féru de sciences et de littérature, de janvier 2011 à décembre 2012, il a tenu une chronique bimensuelle dans le magazine littéraire électronique Le Chat Qui Louche. En avril 2011, il publie son premier roman,  L’homme des jours oubliés, aux Éditions de la Grenouillère, puis un article, Les guerriers, dans le numéro 134 de la revue MoebiusChroniques d’un seigneur silencieux, son second roman, paraît en décembre 2012 aux Éditions du Chat Qui Louche.  En août 2013, il reprend sa chronique bimensuelle au magazine Le Chat Qui Louche.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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