L’annonce d’un procès, surtout lorsque demandeurs et défendeurs qui s’opposent jouissent d’une notoriété publique, fait généralement l’objet d’une large couverture médiatique. Mais un tel laps de temps sépare habituellement l’assignation, l’audience et le jugement qu’in fine, ce dernier fait rarement l’objet de commentaires. Pourtant, lorsque la liberté d’expression est en cause, c’est moins le procès que la décision de justice qui devrait susciter l’intérêt.
Dans un récent article de M le Magazine du Monde consacré à la 17e chambre du tribunal de grande instance de Paris, chargée de trancher entre « l’humour et l’injure, l’information et la diffamation », Me Henri Leclerc rappelait que cette liberté était « mère des autres » et que la liberté d’information devait être « considérée comme l’un des droits de l’homme les plus précieux. » Cette opinion très pertinente se trouvait au cœur du procès pour diffamation publique intenté en avril dernier par le psychanalyste Jacques-Alain Miller à Elisabeth Roudinesco, Henri Roudier et Philippe Grauer ainsi qu’aux sociétés savantes qu’ils représentaient, visant des articles qui avaient été publiés dans le contexte de ce que l’on a appelé « l’affaire Kadivar ».
Il est inutile de revenir sur l’affaire elle-même, du nom de cette psychanalyste iranienne dont l’internement psychiatrique temporaire avait soulevé de vives polémiques et qui fut couverte dans ces colonnes. En revanche, le procès soulevait plusieurs questions que j’avais ainsi résumées dans un compte rendu d’audience, dont la portée dépassait les limites : « ce qui relève du débat d’idées peut-il sortir de ce cadre traditionnel pour échouer dans un prétoire ; est-il encore permis de porter un regard critique sur un texte publié sans systématiquement encourir un procès en diffamation – avatar contemporain du médiéval procès en sorcellerie – ; est-il sain, dans une démocratie, qu’un personnage médiatiquement connu puisse à l’envi (car ce n’est pas une première…) inviter la Justice à se poser en arbitre de joutes intellectuelles et à condamner des propos juste parce qu’ils n’ont pas l’heur de lui plaire ? »
Par son jugement du 11 septembre dernier, la première chambre du TGI de Nanterre a implicitement répondu à ces questions en déboutant M. Miller de ces demandes. Une lecture attentive des attendus met en lumière une approche juridique saine et pragmatique du problème. Les juges du fond se sont en effet appuyés sur l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui dispose, dans son premier alinéa : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir d’autorités publiques et sans considérations de frontières [...] », et sur l’article 29 alinéa 1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui définit ainsi la diffamation : « toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé. »
Sur ce fondement, ils ont estimé que « l’article incriminé [traitait] d’un sujet que le demandeur, personnage public du fait de ses interventions et publications, l’exposant à une légitime critique, [avait] lui-même rendu médiatique [...] » et que ce commentaire « [nourrissait] la discussion entre intellectuels dans la controverse les opposant de longue date sur la psychanalyse et la psychiatrie, occasionnant contestation et polémique [...] ».
Suivant cette argumentation logique, le tribunal a donc tranché le différend sans ambigüité : « S’appuyant sur le recueil publié dont ils se font la critique personnelle, les propos incriminés, qui s’inscrivent dans la suite d’un affrontement intellectuel, agrémentés de commentaires critiques qui relèvent de la simple expression d’opinion, fût elle polémique et rédigée sur le registre de la provocation et le sarcasme, ne dépassent pas les limites admissibles de la liberté d’expression. »
M. Miller n’ayant pas estimé devoir interjeter appel, ce jugement devient ainsi définitif. Or, il revêt une réelle importance, dans la mesure où les juges, s’inscrivant dans l’esprit d’une jurisprudence européenne très protectrice de la liberté d’opinion, ont reconnu sa valeur au débat intellectuel, lequel (suivant une vieille tradition, notamment en France) pouvait inclure des arguments polémiques ou sarcastiques sans transgresser d’interdits ni nuire aux protagonistes. Une manière, finalement, de séparer le forum du prétoire, de protéger le sanctuaire du débat d’idées et de ne pas faire droit aux actions systématiques en diffamation dont le but, comme le soulignait l’article de M le Magazine du Monde précité, est essentiellement de « faire taire ou décourager de parler. »
Illustration : Lucas Cranach, Allégorie de la Justice, vers 1537.