Gravity vu de la mer
Note : 3,5/5
« Dans l’espace, personne ne vous entend crier » : la fameuse sentence d’Alien s’applique à merveille à All is lost, dont le décor – la haute mer – s’apparente à l’étendue cosmique. Le nouveau film de J.C. Chandor, auteur du remarqué Margin Call (2012), a d’ailleurs beaucoup à dire à un autre film sorti récemment : Gravity.
© Richard Foreman
Corps et âme, repères et raison : tout est bien « perdu » dans ce film en forme de « cas » et au scénario sobre : simplement qualifié de « notre homme » par le générique de fin, un marin amateur (Robert Redford) navigue seul en plein Océan Indien. Un container à la dérive percute son bateau. C’est le début pour lui d’une très mauvaise semaine : les ennuis se succèdent et acculent toujours plus le pauvre homme.
Le point de départ est donc ténu, mais dispose d’une idée fort téméraire : à la fois enfermé (sur le bateau) et exposé (aux éléments), le vieil homme est surtout terriblement isolé. Si le film lui donne la parole au début, ce n’est que pour mieux la lui couper en revenant une semaine en arrière, et observer la capacité de résistance du corps et de l’esprit face à l’adversité la plus totale. L’eau devient ici un élément terrifiant, encerclant le marin, éliminant les repères, s’infiltrant toujours plus avant dans les interstices de la coque. Pour preuve, ce plan effrayant où, tandis que Redford est allongé dans un canot pneumatique, l’eau pénètre et remplit peu à peu l’habitacle… On est cependant bien loin du film d’épouvante : attaché au travail quotidien de son personnage, le film se concentre sur la répétition des gestes techniques, à la manière de la chronique. Le récit se détache ainsi en partie du genre auquel on aurait pu le rattacher : le survival. Face au jeu agité de bon nombre de jeunes acteurs hollywoodiens, on apprécie la retenue de Redford. Grâce à son jeu calme et intérieur, la combativité du marin apparaît vite comme mécanique : une réaction purement instinctive. C’est que l’on ne défend pas sa vie de la même façon à trente ans et à soixante-dix ans. L’ouverture du film l’annonce : tout est bien perdu, y compris la résistance d’un personnage qui a déjà trop vécu. Le film se fait donc la chronique d’un abandon, d’une course à la mort.
On pense, là encore, à Gravity, dont le personnage (jeune et féminin : très différent, donc) s’apprête également à renoncer à son combat vital. La proximité thématique des deux films (la survie dans un milieu inhospitalier) met en lumière leurs défauts respectifs, à tel point qu’on se prend à rêver du film qui aurait vu se rencontrer l’audace scénaristique de All is lost et l’expérience visuelle de Gravity.
La progression narrative des deux films s’avère bien différente : alors qu’il s’agit toujours pour Bullock d’avancer par étapes, d’un point A à un point B, dans un univers où abondent, finalement, les repères, Redford ne dispose que de très maigres indices, l’étendue marine et la nuit avalant toute possibilité de se repérer, malgré les efforts bien vains du marin. L’idée est ainsi plus forte dans All is lost qui saisit bien le besoin de « notre homme » de s’inscrire dans le monde, marquant d’une croix son emplacement supposé, là où l’errance de Bullock ne la mène jamais à une perdition totale. De même, Gravity n’abandonne jamais tout à fait son personnage à son sort : affublée d’un compagnon de route, puis d’un auditeur terrestre, elle n’est finalement que très peu souvent laissée seule. All is lost assume un parti pris audacieux, celui d’une solitude totale que ne compense aucune astuce de scénario pour "meubler" le personnage : le marin demeure anonyme, sans passé ni futur, tandis que la spationaute était affublée d’un "background" tragique. De façon générale, Gravity affichait une fâcheuse tendance au "meublement", notamment sonore (musique, bruitage, bavardages). Les quelques passages en musique de All is lost restent, de leur côté, très discrets, et alimentent les thématiques du film, se confondant presque avec le bruit des vagues : une sorte de chant des sirènes.
© Daniel Daza
Bien sûr, la réussite de Gravity résidait dans ses choix formels, dans un grand effort d’invention visuelle dont le résultat s’est avéré à la fois spectaculaire et intimiste, une association rare et appréciable. All is lost pêche bien entendu sur la forme. Difficile de reprocher au film ses plans au plus près de son personnage et un montage très cut : le choix de mise en scène correspond à la construction du scénario, axé sur le quotidien de la résistance et non pas sur son caractère exceptionnel. Mais le film aurait gagné en ampleur s’il avait su être plus inventif, plus téméraire, plus visuel en somme. Car on retient surtout de All is lost son récit, malgré de très beaux plans et quelques autres vraiment spectaculaires. Le parti pris naturaliste du film finit par lui coûter son ambition initiale et lui enlève toute prise de risque.
La fin, cependant, maintient l’audace du scénario et s’aventure en eaux troubles en clôturant l’aventure du marin bien loin de la chronique : vers les abîmes surprenants du questionnement métaphysique – une approche que n’avait pas tentée le trop pompeusement symbolique Gravity. Une idée en apparence ténue peut donc confirmer le talent d’un réalisateur à suivre, offrir un grand rôle à un acteur qui n’a pas fini de nous surprendre, et surtout : faire naître un très bon film.
Alice Letoulat
Film en salles depuis le 11 décembre 2013