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Un conte de Noël 4/9

Par Claude_amstutz

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II. Le premier des trois esprits (deuxième partie) 

Ce fut toujours une créature délicate qu’un simple souffle aurait pu flétrir, dit le spectre… Mais elle avait un grand cœur.

- Oh! oui, s’écria Scrooge. Vous avez raison. Ce n’est pas moi qui dirai le contraire, esprit, Dieu m’en garde!

- Elle est morte mariée, dit l’esprit, et a laissé deux enfants, je crois.

- Un seul, répondit Scrooge.

- C’est vrai, dit le spectre, votre neveu. 

Scrooge parut mal à l’aise et répondit brièvement : Oui. 

Quoiqu’ils n’eussent fait que quitter la pension en ce moment, ils se trouvaient déjà dans les rues populeuses d’une ville, où passaient et repassaient des ombres humaines, où des ombres de charrettes et de voitures se disputaient le pavé, où se rencontraient enfin le bruit et l’agitation d’une véritable ville. On voyait assez clairement, à l’étalage des boutiques, que là aussi on célébrait le retour de Noël; mais c’était le soir, et les rues étaient éclairées. Le spectre s’arrêta à la porte d’un certain magasin, et demanda à Scrooge s’il le reconnaissait.

- Si je le reconnais! dit Scrooge. N’est-ce pas ici que j’ai fait mon apprentissage? 

Ils entrèrent. À la vue d’un vieux monsieur en perruque galloise, assis derrière un pupitre si élevé, que, si le gentleman avait eu deux pouces de plus, il se serait cogné la tête contre le plafond, Scrooge s’écria en proie à une grande excitation :

- Mais c’est le vieux Fezziwig! Dieu le bénisse! C’est Fezziwig ressuscité! 

Le vieux Fezziwig posa sa plume et regarda l’horloge, qui marquait sept heures. Il se frotta les mains, rajusta son vaste gilet, rit de toutes ses forces, depuis la plante des pieds jusqu’à la pointe des cheveux, et appela d’une voix puissante, sonore, riche, pleine et joviale :

- Holà! oh! Ebenezer! Dick! 

L’autre Scrooge, devenu maintenant un jeune homme, entra lestement, accompagné de son camarade d’apprentissage.

- C’est Dick Wilkins, pour sûr! dit Scrooge au fantôme… Oui, c’est lui; miséricorde! le voilà. Il m’était très attaché, le pauvre Dick! ce bien cher Dick!

- Allons, allons, mes enfants! s’écria Fezziwig, on ne travaille plus ce soir. C’est la veille de Noël, Dick. C’est Noël, Ebenezer! Vite, mettons les volets, cria le vieux Fezziwig en faisant gaiement claquer ses mains. Allons tôt! comment! ce n’est pas encore fait?

Vous ne croiriez jamais de quel cœur ces deux gaillards se mirent à l’ouvrage! Ils se précipitèrent dans la rue avec les volets, un, deux, trois; les mirent en place, quatre, cinq, six; posèrent les barres et les clavettes; sept, huit, neuf, et revinrent avant que vous eussiez pu compter jusqu’à douze, haletants comme des chevaux de course.

- Ohé! oh! s’écria le vieux Fezziwig descendant de son pupitre avec une merveilleuse agilité. Débarrassons, mes enfants, et faisons de la place ici! Holà, Dick! Allons, preste, Ebenezer! 

Débarrasser! ils auraient même tout déménagé s’il avait fallu, sous les yeux du vieux Fezziwig. Ce fut fait en une minute. Tout ce qui était transportable fut enlevé comme pour disparaître à tout jamais de la vie publique, le plancher balayé et arrosé, les lampes apprêtées, un tas de charbon jeté sur le feu, et le magasin devint une salle de bal aussi commode, aussi chaude, aussi sèche, aussi brillante qu’on pouvait le désirer pour une soirée d’hiver.

Vint alors un ménétrier avec son livre de musique. Il monta au haut du grand pupitre, en fit un orchestre et produisit des accords réjouissants comme la colique. Puis entra Mme Fezziwig, un vaste sourire en personne; puis entrèrent les trois miss Fezziwig, radieuses et adorables; puis entrèrent les six jeunes poursuivants dont elles brisaient les cœurs; puis entrèrent tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles employés dans le commerce de la maison; puis entra la servante avec son cousin le boulanger; puis entra la cuisinière avec l’ami intime de son frère, le marchand de lait; puis entra le petit apprenti d’en face, soupçonné de ne pas avoir assez de quoi manger chez son maître; il se cachait derrière la servante du numéro 15, à laquelle sa maîtresse, le fait était prouvé, avait tiré les oreilles. Ils entrèrent tous, l’un après l’autre, quelques-uns d’un air timide, d’autres plus hardiment, ceux-ci avec grâce, ceux-là avec gaucherie, qui poussant, qui tirant; enfin tous entrèrent de façon ou d’autre et n’importe comment. Ils partirent tous, vingt couples à la fois, se tenant par la main et formant une ronde. La moitié se porte en avant, puis revient en arrière; c’est au tour de ceux-ci à se balancer en cadence, c’est au tour de ceux-là à entraîner le mouvement; puis ils recommencent tous à tourner en rond plusieurs fois, se groupant, se serrant, se poursuivant les uns les autres: le vieux couple n’est jamais à sa place, et les jeunes couples repartent avec vivacité, quand ils l’ont mis dans l’embarras, puis, enfin, la chaîne est rompue et les danseurs se trouvent sans vis-à-vis. Après ce beau résultat, le vieux Fezziwig, frappant des mains pour suspendre la danse, s’écria: C’est bien! et le ménétrier plongea son visage échauffé dans un pot de porter, spécialement préparé à cette intention. Mais, lorsqu’il reparut, dédaignant le repos, il recommença de plus belle, quoiqu’il n’y eût pas encore de danseurs, comme si l’autre ménétrier avait été reporté chez lui, épuisé, sur un volet de fenêtre, et que ce fut un nouveau musicien qui fut venu le remplacer, résolu à vaincre ou à périr.

Il y eut encore des danses, et le jeu des gages touchés; puis encore des danses, un gâteau du négus, une énorme pièce de rôti froid, une autre de bouilli froid, des pâtés au hachis et de la bière en abondance. Mais le grand effet de la soirée, ce fut après le rôti et le bouilli, quand le ménétrier (un fin matois, remarquez bien, un diable d’homme qui connaissait bien son affaire: ce n’est ni vous ni moi qui aurions pu lui en remontrer!) commença à jouer Sir Robert de Coverley. Alors s’avança le vieux Fezziwig pour danser avec Mme Fezziwig. Ils se placèrent en tête de la danse. En voilà de la besogne! vingt-trois ou vingt-quatre couples à conduire, et des gens avec lesquels il n’y avait pas à badiner, des gens qui voulaient danser et ne savaient ce que c’était que d’aller le pas.

Mais quand ils auraient bien été deux ou trois fois aussi nombreux quatre fois même, le vieux Fezziwig aurait été capable de leur tenir tête, Mme Fezziwig pareillement. Quant à elle, c’était sa digne compagne, dans toute l’étendue du mot. Si ce n’est pas là un assez bel éloge, qu’on m’en fournisse un autre, et j’en ferai mon profit. Les mollets de Fezziwig étaient positivement comme deux astres. C’étaient des lunes qui se multipliaient dans toutes les évolutions de la danse. Ils paraissaient, disparaissaient, reparaissaient de plus belle. Et quand le vieux Fezziwig et Mme Fezziwig eurent exécuté toute la danse: avancez et reculez, tenez votre danseuse par la main, balancez, saluez; le tire-bouchon; enfilez l’aiguille et reprenez vos places; Fezziwig faisait des entrechats si lestement, qu’il semblait jouer du flageolet avec ses jambes, et retombait ensuite en place sur ses pieds, droit comme un I.

Quand l’horloge sonna onze heures, ce bal domestique prit fin. M. et Mme Fezziwig allèrent se placer de chaque coté de la porte, et secouant amicalement les mains à chaque personne individuellement, lui aux hommes, elle aux femmes, à mesure que l’on sortait, ils leur souhaitèrent à tous un joyeux Noël. Lorsqu’il ne resta plus que les deux apprentis, ils leur firent les mêmes adieux, puis les voix joyeuses se turent, et les jeunes gens regagnèrent leurs lits placés sous un comptoir de l’arrière-boutique.

Pendant tout ce temps, Scrooge s’était agité comme un homme qui aurait perdu l’esprit. Son cœur et son âme avaient pris part à cette scène avec son autre lui-même. Il reconnaissait tout, se rappelait tout, jouissait de tout et éprouvait la plus étrange agitation. Ce ne fût plus que quand ces brillants visages de son autre lui-même et de Dick eurent disparu à leurs yeux, qu’il se souvint du fantôme et s’aperçut que ce dernier le considérait très attentivement, tandis que la lumière dont sa tête était surmontée brillait d’une clarté de plus en plus vive.

- Il faut bien peu de chose, dit le fantôme, pour inspirer à ces sottes gens tant de reconnaissance…

- Peu de chose! répéta Scrooge. 

L’esprit lui fit signe d’écouter les deux apprentis qui répandaient leurs cœurs en louanges sur Fezziwig, puis ajouta, lorsqu’il eut obéi:

- Eh quoi! voila-t-il pas grand-chose? Il a dépensé quelques livres sterling de votre argent mortel; trois ou quatre peut-être. Cela vaut-il la peine de lui donner tant d’éloges?

- Ce n’est pas cela, dit Scrooge excité par cette remarque, et parlant, sans s’en douter, comme son autre lui-même et non pas comme le Scrooge d’aujourd’hui. Ce n’est pas cela, esprit. Fezziwig a le pouvoir de nous rendre heureux ou malheureux; de faire que notre service devienne léger ou pesant, un plaisir ou une peine. Que ce pouvoir consiste en paroles et en regards, en choses si insignifiantes, si fugitives qu’il est impossible de les additionner et de les aligner en compte, eh bien, qu’est-ce que cela fait? le bonheur qu’il nous donne est tout aussi grand que s’il coûtait une fortune. 

Scrooge surprit le regard perçant de l’esprit et s’arrêta.

- Qu’est-ce que vous avez? demanda le fantôme.

- Rien de particulier, répondit Scrooge.

- Vous avez l’air d’avoir quelque chose, dit le spectre avec insistance.

- Non, reprit Scrooge, non. Seulement j’aimerais à pouvoir dire en ce moment un mot ou deux à mon commis. Voilà tout. 

Son autre lui-même éteignit les lampes au moment où il exprimait ce désir; et Scrooge et le fantôme se trouvèrent de nouveau côte à côte en plein air.

- Mon temps s’écoule, fit observer l’esprit… Vite! 

Cette parole n’était point adressée à Scrooge ou à quelqu’un qu’il pût voir, mais elle produisit un effet immédiat, car Scrooge se revit encore. Il était plus âgé maintenant, un homme dans la fleur de l’âge. Son visage n’avait point les traits durs et sévères de sa maturité; mais il avait commencé à porter les marques de l’inquiétude et de l’avarice. Il y avait dans son regard une mobilité ardente, avide, inquiète, indice de la passion qui avait pris racine en lui: on devinait déjà de quel coté allait se projeter l’ombre de l’arbre qui commençait à grandir.

Il n’était pas seul, il se trouvait au contraire à côté d’une belle jeune fille vêtue de deuil, dont les yeux pleins de larmes brillaient à la lumière du spectre de Noël passé.

- Peu importe, disait-elle doucement, à vous du moins. Une autre idole a pris ma place, et, si elle peut vous réjouir et vous consoler plus tard, comme j’aurais essayé de le faire, je n’ai pas autant de raisons de m’affliger.

- Quelle idole a pris votre place? répondit-il.

- Le veau d’or.

Voilà bien l’impartialité du monde! dit-il. Il n’y a rien qu’il traite plus durement que la pauvreté; et il n’y a rien qu’il fasse profession de condamner avec autant de sévérité que la poursuite de la richesse!

Vous craignez trop l’opinion du monde, répliquait la jeune fille avec douceur. Vous avez sacrifié toutes vos espérances à celle d’échapper un jour à son mépris sordide. J’ai vu vos plus nobles aspirations disparaître une à une, jusqu’à ce que la passion dominante, le lucre, vous ait absorbé. N’ai-je pas raison?

- Eh bien! quoi? reprit-il. Lors même que je serais devenu plus raisonnable en vieillissant, après? je ne suis pas changé à votre égard. 

Elle secoua la tête.

- Suis-je changé?

- Notre engagement est bien ancien. Nous l’avons pris ensemble quand nous étions tous les deux pauvres et contents de notre état, en attendant le jour où nous pourrions améliorer notre fortune en ce monde par notre patiente industrie. Vous avez bien changé. Quand cet engagement fut pris, vous étiez un autre homme.

- J’étais un enfant, s’écria-t-il avec impatience.

- Votre propre conscience vous dit que vous n’étiez point alors ce que vous êtes aujourd’hui, répliqua-t-elle. Pour moi, je suis la même. Ce qui pouvait nous promettre le bonheur, quand nous n’avions qu’un cœur, n’est plus qu’une source de peines depuis que nous en avons deux. Combien de fois et avec quelle amertume j’y ai pensé, je ne veux pas vous le dire. Il suffit que j’y aie pensé, et que je puisse à présent vous rendre votre parole.

- Ai-je jamais cherché à la reprendre?

- De bouche, non, jamais.

- Comment, alors?

- En changeant du tout au tout. Votre humeur n’est plus la même, ni l’atmosphère au milieu de laquelle vous vivez, ni l’espérance qui était le but principal de votre vie. Si cet engagement n’eût jamais existé entre nous, dit la jeune fille, le regardant avec douceur, mais avec fermeté, dites-le-moi, rechercheriez-vous ma main aujourd’hui? Oh ! non. 

Il parut prêt à céder en dépit de lui-même à cette supposition trop vraisemblable. Cependant il ne se rendit pas encore.

- Vous ne le pensez pas, dit-il.

- Je serais bien heureuse de penser autrement si je le pouvais, répondit-elle; Dieu le sait! Pour que je me sois rendue moi-même à une vérité aussi pénible, il faut bien qu’elle ait une force irrésistible. Mais, si vous étiez libre aujourd’hui ou demain, comme hier, puis-je croire que vous choisiriez pour femme une fille sans dot, vous qui, dans vos plus intimes confidences, alors que vous lui ouvrez votre cœur avec le plus d’abandon, ne cessez de peser toutes choses dans les balances de l’intérêt, et de tout estimer par le profit que vous pouviez en retirer! ou si, venant à oublier un instant, à cause d’elle, les principes qui font votre seule règle de conduite, vous vous arrêtiez à ce choix, ne sais-je donc pas que vous ne tarderiez point à le regretter et à vous en repentir? j’en suis convaincue; c’est pourquoi je vous rends votre liberté, de grand cœur, à cause même de l’affection que je vous portais autrefois, quand vous étiez si différent de ce que vous êtes aujourd’hui. 

Il allait parler; mais elle continua en détournant les yeux :

- Peut-être… mais non, disons plutôt: sans aucun doute, la mémoire du passé m’autorise à l’espérer, vous souffrirez de ce parti. Mais encore un peu, bien peu de temps, et vous bannirez avec empressement ce souvenir importun comme un rêve inutile et fâcheux dont vous vous féliciterez d’être délivré. Puisse la nouvelle existence que vous aurez choisie vous rendre heureux! 

Elle le quitta, et ils se séparèrent.

- Esprit, dit Scrooge, ne me montrez plus rien! Ramenez-moi à la maison. Pourquoi vous plaisez-vous à me tourmenter?

- Encore une ombre! cria le spectre.

- Non, plus d’autres! dit Scrooge; je n’en veux pas voir davantage. Ne me montrez plus rien! …

Mais le fantôme impitoyable l’étreignit entre ses deux bras et le força à considérer la suite des événements.

Ils se trouvèrent tout à coup transportés dans un autre lieu où une scène d’un autre genre vint frapper leurs regards; et était une chambre ni grande ni belle, mais agréable et commode. Près d’un bon feu d’hiver était assise une belle jeune fille, qui ressemblait tellement à la dernière, que Scrooge la prit pour elle, jusqu’à ce qu’il aperçut cette dernière devenue maintenant une grave mère de famille, assise vis-à-vis de sa fille. Le bruit qui se faisait dans cette chambre était assourdissant, car il y avait là plus d’enfants que Scrooge, dans l’agitation extrême de son esprit, n’en pouvait compter; et, bien différents de la joyeuse troupe dont parle le poème, au lieu de quarante enfants silencieux comme s’il n’y en avait eu qu’un seul, chacun d’eux, au contraire, se montrait bruyant et tapageur comme quarante. La conséquence inévitable d’une telle situation était un vacarme dont rien ne saurait donner une idée; mais personne ne semblait s’en inquiéter. Bien plus, la mère et la fille en riaient de tout leur cœur et s’en amusaient beaucoup. Celle-ci, ayant commencé à se mêler à leurs jeux, fut aussitôt mise au pillage par ces petits brigands, qui la traitèrent sans pitié. Mais voilà qu’en ce moment on entendit frapper à la porte, et il s’ensuivit immédiatement un tel tumulte et une telle confusion, que ce groupe aussi bruyant qu’animé qui l’entourait la porta violemment, sans qu’elle put s’en défendre, la figure riante et les vêtements en désordre, du côté de la porte, au-devant du père qui rentrait suivi d’un homme chargé de joujoux et de cadeaux de Noël. Qu’on se figure les cris, les batailles, les assauts livrés au commissionnaire sans défense! C’est à qui l’escaladera avec des chaises en guise d’échelles, pour fouiller dans ses poches, lui arracher les petits paquets enveloppés de papier gris, le saisir par la cravate, se suspendre à son cou, lui distribuer, en signe d’une tendresse que rien ne peut réprimer, force coups de poing dans le dos, force coups de pied dans les os des jambes. Et puis, quels cris de joie et de bonheur accueillent l’ouverture de chaque paquet! Quel effet produit la fâcheuse nouvelle que le marmot a été pris sur le fait, mettant dans sa bouche une poêle à frire du petit ménage, et qu’il est plus que suspecté d’avoir avalé un dindon en sucre, collé sur un plat de bois! Quel immense soulagement de reconnaître que c’est une fausse alarme! Leur joie, leur reconnaissance, leur enthousiasme, tout cela ne saurait se décrire. Enfin, l’heure étant arrivée, peu à peu les enfants, avec leurs émotions, sortent du salon l’un après l’autre, montent l’escalier quatre à quatre jusqu’à leur chambre, située au dernier étage, où ils se couchent, et le calme renaît. Alors Scrooge redoubla d’attention quand le maître du logis, sur lequel s’appuyait tendrement sa fille, s’assit entre elle et sa mère, au coin du feu; et quand il vint à penser qu’une autre créature semblable, tout aussi gracieuse, tout aussi belle, aurait pu l’appeler son père et faire un printemps du triste hiver de sa vie, ses yeux se remplirent de larmes.

- Bella, dit le mari se tournant vers sa femme avec un sourire, j’ai vu ce soir un de vos anciens amis.

- Qui donc?

- Devinez!

- Comment le puis-je? … Mais j’y suis, ajouta-t-elle aussitôt en riant comme lui. C’est M. Scrooge.

- Lui-même. Je passais devant la fenêtre de son comptoir; et, comme les volets n’étaient point fermés et qu’il avait de la lumière, je n’ai pu m’empêcher de le voir. Son associé se meurt, dit-on; il était donc là seul comme toujours, je pense, tout seul au monde.

- Esprit, dit Scrooge d’une voix saccadée, éloignez-moi d’ici.

- Je vous ai prévenu, répondit le fantôme, que je vous montrerais les ombres de ce qui a été; ne vous en prenez pas à moi si elles sont ce qu’elles sont, et non autre chose.

- Emmenez-moi! s’écria Scrooge, je ne puis supporter davantage ce spectacle!

Il se tourna vers l’esprit, et voyant qu’il le regardait avec un visage dans lequel, par une singularité étrange, se retrouvaient des traits épars de tous les visages qu’il lui avait montrés, il se jeta sur lui.

- Laissez-moi! s’écria-t-il ; ramenez-moi, cessez de m’obséder!

Dans la lutte, si toutefois c’était une lutte, car le spectre, sans aucune résistance apparente, ne pouvait être ébranlé par aucun effort de son adversaire, Scrooge observa que la lumière de sa tête brillait, de plus en plus éclatante. Rapprochant alors dans son esprit cette circonstance de l’influence que le fantôme exerçait sur lui, il saisit l’éteignoir et, par un mouvement soudain, le lui enfonça vivement sur la tête.

L’esprit s’affaissa tellement sous ce chapeau fantastique, qu’il disparut presque en entier; mais Scrooge avait beau peser sur lui de toutes ses forces, il ne pouvait venir à bout de cacher la lumière, qui s’échappait de dessous l’éteignoir et rayonnait autour de lui sur le sol.

Il se sentit épuisé et dominé par un irrésistible besoin de dormir, puis bientôt il se trouva dans sa chambre à coucher. Alors il fit un dernier effort pour enfoncer encore davantage l’éteignoir, sa main se détendit, et il n’eut que le temps de rouler sur son lit avant de tomber dans un profond sommeil.

(à suivre)

Charles Dickens, Contes de Noël (coll. Folio classique/Gallimard, 2012)

image: Charles Dickens (theguardian.com)


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