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Un conte de Noël de Sophie Torris…

Publié le 18 décembre 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

Cher Chat,

À l’approche du temps des fêtes et pour se mettre en appétit, la maison d’édition La Peuplade a organisé le 14 décembre dernier une soirée de contes inhabituels.  À défaut de vous y avoir vu le museau, je vous invite à me lire et vous souhaite un joyeux Noël !

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C’est la veillée de Noël et l’étoile du Berger est à son Zénith au-dessus du royaume de Trodabus.  Au moment où le p’tit Jésus rassemble sur ses bancs d’Église Trodabusiens et Trodabusiennes en un gratin de coqs en pâte débordant de bons sentiments, une question se forme sur toutes les lèvres : Le prince Jean-Émile va-t-il enfin envoyer sa lettre au père Noël ?  Car cette année, le prince n’a rien demandé.  Et si le Prince Jean-Émile ne désire rien, personne dans le royaume de Trodabus n’a le droit de demander quoi que ce soit, pas même une babiole chez Écu d’Orama.

Minuit chrétien ou pas, c’est l’heure solennelle et Trodabusiens et Trodabusiennes, décontenancés par ce revirement subit et difficile à avaler, n’en finissent plus de manger leurs émotions, de ruminer leur trouble.

C’est que d’habitude, en matière de liste de cadeaux, le prince a une inspiration pantagruélique.  Depuis sa plus tendre enfance, il lui a toujours fallu des journées entières pour inscrire, à l’encre grasse, tout en pleins et déliés, les pâtés exubérants de ses désirs.  Mais aujourd’hui, cette débauche d’envies, qui a toujours fait la fierté de sa mère, la reine Cunégabonde, semble tarie.

Depuis maintenant 13 jours, le prince Jean-Émile, en proie à l’angoisse de la liste blanche, sèche sur son parchemin immaculé.

La reine Cunégabonde en pleure ses madeleines, se remémorant les Noëls précédents, les longues tables rabelaisiennes, les orgies de boustifaille pour accompagner le déballage des cadeaux qui pouvait durer deux, trois jours parfois.  La reine Cunégabonde pleure.  Fort.  Beaucoup.  Des milliers de larmes.  Parce qu’au royaume de Trodabus, on a les yeux aussi gros que le ventre et qu’un vrai Trodabusien se reconnaît à la circonférence de sa bedaine, preuve irréfutable qu’il a consommé.

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In consomatio veritas, hic et nunc. Voilà la devise du royaume.  Le bonheur réside dans l’abondance, l’opulence, la pléthore, la profusion, l’excès, l’accumulation, la débauche, le déluge, le flux, le flot, le foisonnement, la compulsion des biens.  Le Trodabusien ne se sent exister que quand il possède et les caprices du prince Jean-Émile sont en train de mettre tout le royaume au régime sec.

Les langues de bois et de vipères vont bon train.  Le roi Pullulysse 1er craignant une révolution érige sur la place publique un gibet qui expose déjà quelques langues bien pendues.

Tous les vendeurs, démarcheurs, bonimenteurs sont priés, in extrémis, de se rendre au château.  Le roi compte sur les trésors d’ingéniosité de ses commerçants pour faire rêver à nouveau son petit afin que le calvaire de son peuple touche à sa fin.

Il est donc tout à fait normal qu’en cette veillée de Noël, toutes les télévisions retransmettent en direct cette grande parade de séduction.  Le roi a fait baisser le pont-levis sur lequel s’agglutinent déjà, en rangs d’oignon, tous les boutiquiers du royaume.  On a installé des caméras télés dans la chambre du prince Jean-Émile, dont plusieurs braquées sur la main princière.  C’est peu dire que tous espèrent qu’il retrouve la dextérité de sa plume et inscrive enfin sur le parchemin la liste de tous les beaux joujoux qu’il voit en rêve et qu’il doit commander.  C’est peu dire que la tension est palpable dans tous les foyers trodabusiens tandis que défilent maintenant petits détaillants et gros négociants.

C’est toute la Trodabusie qui est solidaire ce soir.  On y croit.  On entend déjà les clochettes du joyeux temps des fêtes annonçant la joie dans chaque cœur qui bât au royaume du bonheur prospère.  Car c’est une farandole de propositions, de suggestions, de soumissions, de démonstrations qui met furieusement en appétit.  Mais tandis que chaque Trodabusien complète sa liste, le prince Jean-Émile, lui, reste de glace.  On devance ses désirs avant même qu’il en ait conscience.  Comment pourrait-il encore rêver ?

La lune qui est déjà haute dans le ciel vient d’apparaître au coin de la fenêtre.  Il faut se rendre à l’évidence et capituler.  Le roi s’avance vers la caméra afin d’appeler ses sujets à la raison.  Le moment est historique, car jamais, ô grand jamais, les Trodabusiens, même si tous pensent déjà à mettre les bouchées doubles au Boxing Day, n’ont connu la restriction.

C’est au moment où tout espoir semble perdu que le jeune prince, conscient de battre tous les records télévisés de la décennie, trempe enfin sa plume dans l’encrier.  Tous retiennent leur souffle.  Il sourit, espiègle, avant d’écrire quelques mots.  Enfin, il dépose sa plume, visiblement satisfait.

« C’est tout ? » ne peut s’empêcher d’interroger la Reine Cunégabonde.  « Tous vos désirs tiennent en une seule ligne, mon fils ? » Mais qu’a-t-il bien pu écrire qui nécessita 13 jours de réflexion ?

La caméra, en un savant travelling avant, zoome sur le parchemin.  Et c’est toute la Trodabusie médusée qui découvre le contenu de la lettre du petit prince au père Noël.

« Je veux la lune ».  « Il veut la lune ?  Le prince Jean-Émile veut la lune ?  Mais voyons, c’est impossible.  La lune n’est pas à vendre. » « Je veux la lune, décrochez-moi la lune ! » réclame, impérieux, l’enfant roi, jubilant secrètement, persuadé que cette fois, personne ne pourra combler ses désirs.

Le roi Pullulysse prend la lettre, la glisse dans une enveloppe, y inscrit l’adresse du père Noël et la confie au postier de la Cour, invitant ainsi Trodabusiens et Trodabusiennes à faire de même.  Le coup d’État est évité, c’est le principal.

Au pôle Nord, le père Noël, en proie aux caprices de sa vieille prostate est encore assis sur son trône quand la mère Noël vient frapper à la porte de son cabinet.  « Para-pam-pam-pam ! Ého, jouez hautbois, raisonnez quelqu’un !  C’est la belle nuit de Noël.  La neige étend son manteau blanc.  Le marchand de sable est passé.  C’est pas l’heure de faire dodo ! » rugit celle que l’on croit à tort rouge, ronde et gentille.

Le père Noël n’a plus vingt ans, et ces siècles de distributions de surprises sans surprise ont fini par le fatiguer.  Mais la mère Noël revient à la charge, Para pam-pam-pam, et glisse sous la porte la lettre du prince Jean-Émile qu’on vient tout juste d’acheminer.

 À la lecture, une fois la surprise passée, le père Noël se lève d’un bond et laisse échapper un tonitruant

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mais non moins enthousiaste « Ho di hop, ho di hop, ohé ! », qu’il réitère, dès la porte du cabinet ouverte, laissant derrière lui, la mère Noël ébaubie par ce regain d’énergie.  Ni une, ni deux, le père Noël grimpe dans son traineau et file déjà plus vite que la magie ne peut le permettre vers le Royaume de Trodabus.  Il insère alors dans son vieux manche-disque son microsillon préféré et tandis que Tino Rossi, ressuscité, sonorise la voute céleste et que Trodabusiens et Trodabusiennes, les yeux levés vers le ciel, entonnent en chœur : « Dehors, tu vas avoir si froid, c’est un peu à cause de moi », le père Noël baisse le velours côtelé rouge de ses culottes et offre, grand seigneur, sa lune au petit prince.

Depuis ce jour, en Trodabusie, le 24 décembre, on se souhaite un joyeux temps des fesses.

Sophie

* Ce conte m’a été inspiré d’un autre conte La reine qui ne voulait pas manger, performance de Larry Tremblay lors de la soirée La Totale, organisée par L’Association des Écrivains de la Sagamie.

Notice biographique

Un conte de Noël de Sophie Torris…
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept  ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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