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«acquis», «presque acquis», «en cours d’acquisition», «pas vraiment acquis», «ça finira par venir»…

Publié le 19 décembre 2013 par Halleyjc

J'ai apprécié les propos de Monsieur Emmanuel Renaud, Professeur Associé au Groupe Sup de Co La Rochelle trouvé dans le rubrique Tribune des lecteurs du journal "Le Monde".

Non au taylorisme pédagogique !

L'enseignement est et doit demeurer un artisanat, plaide ce lecteur du Monde, professeur à Sup de Co La Rochelle, qui cite en modèle... l'enseignement de la musique.

Les partisans du taylorisme pédagogique ont le vent en poupe. Dans une récente analyse du Monde, le 23 novembre, on pouvait lire : «En finir avec l'idée qu'enseigner est un art et pas une science». Le retour de la science à la place de l'enseignement n'est pas sans rappeler ce que Frederic W Taylor stipulait dès 1912 : il fallait en finir avec les méthodes artisanales et remplacer les artisans par des exécutants sans savoir, obéissant aux ordres des ingénieurs, seuls détenteurs du savoir utile, la science.

Le remplacement de l'artisanat est un leitmotiv depuis un siècle. Les succès de Ford, puis ceux de Toyota l'ont prouvé. Seuls les coiffeurs résistent encore à la disparition du savoir-faire : pour apprendre, ils font encore de nombreuses erreurs, ils sont difficiles à former et la "patte" qui est la leur continuera encore longtemps à nous être utile…

L'enseignement n'en est pas à sa première attaque de la part des tenants d'une pédagogie "scientifique". Le rêve d'un "taylorisme" appliqué à la pédagogie est ancien. Ma génération a même vu, lors de la réforme Haby en 1975, des tenants de la télévision en classe, meilleur moyen d'homogénéiser les connaissances tout en les diffusant à grande échelle… Celle-ci a vite été abandonnée avant de constituer sans doute le premier grand obstacle à l'enseignement. La télévision occupe une place prépondérante dans la vie des élèves, puis des étudiants, grignotée uniquement par un autre type d'écran depuis deux décennies : celui, informatique, d'Internet ou des jeux vidéo.

Un second point de vue a alors accaparé l'école : comment assurer une égalité absolue des élèves, comment gommer les différences de classe, évidentes dès la maternelle ? Le débat Bourdieu/Boudon a vite tourné à l'avantage du premier, qui a montré le déterminisme du milieu social d'origine pour la poursuite d'études. Les pédagogistes ont alors cru bon d'insister sur les problèmes que la langue posait, voyant dans la maîtrise du français un outil de domination bourgeoise…. Par la suite, ce sont les évaluations qu'il a fallu faire disparaître, au profit d'étranges compte-rendus d'avancement : «acquis», «presque acquis», «en cours d'acquisition», «pas vraiment acquis», «ça finira par venir»… Que beaucoup d'enfants ne sachent toujours pas lire à la fin du CE1 ne choque plus grand-monde. Il leur faut du temps pour s'épanouir…

Aujourd'hui, les comparaisons internationales font froid dans le dos et semblent réveiller les consciences. Et pourtant, de nombreux enseignants ont tiré la sonnette d'alarme depuis longtemps. Des passéistes, sans doute ! A courir après l'égalité des enfants, on a jeté le bébé avec l'eau du bain. Il nous faut rattraper notre retard. Et comme il est hors de question de remettre en cause l'idéologie de l'école, il semble maintenant nécessaire à certains d'implanter la science à l'école. Le débat est le même à tous les niveaux : comment rationaliser l'éducation des élèves, de la maternelle au supérieur ? Comment atteindre les objectifs que d'autres, la Finlande, le Danemark et maintenant la Floride, atteindraient en matière de lecture, de calcul, de compétences ? Faut-il ouvrir l'enfant au monde ou faut-il lui donner des compétences ? Quels sont les outils les plus adéquats pour former les esprits ?

A chaque question, une même réponse sous-jacente : les technologies de l'information doivent nous permettre de tout transformer… La rationalisation par l'outil : voilà la solution ! A la manière des industriels français des années 1980 − qui croyaient copier le modèle japonais en installant des robots sur des chaînes de montage déjà obsolètes −la course aux technologies éducatives bat son plein. Les MOOC (cours en ligne) du supérieur le disputent au tableau interactif à l'école primaire. Puisqu'il n'est plus possible de concurrencer l'écran, l'enseignement tente de s'y fondre.

C'est sans doute une grave erreur. Et même si certains croient réussir l'impossible grâce aux vidéos de leurs cours en ligne, il est peu probable qu'ils réussissent aussi bien à motiver leurs élèves que ne le faisaient les vieux maîtres. Car l'enseignement est un artisanat : il s'agit de corriger en permanence les erreurs des élèves, afin de les aider à mieux comprendre les choses qui leur échappent. En cela, l'enseignement de la musique devrait servir de modèle. Dans ce domaine, il n'y a aucune solution miracle. L'auto-apprentissage n'est efficace qu'après avoir rencontré un enseignant pouvant corriger les erreurs de posture, de lecture, de pratique. L'enseignant permet d'aller plus vite, car son expérience n'est pas remplaçable par un outil. Est-ce pour cela que la France n'enseigne pas la musique à l'école ?

L'apprentissage doit se faire en corrigeant les erreurs des élèves. Ce n'est pas une posture autoritaire, c'est au contraire une attitude ouverte. Aucun système − aussi interactif soit-il − ne peut faire cela. Il n'est qu'à voir l'impact d'une présentation Powerpoint™ auprès des étudiants du supérieur : très vite, ils préfèrent leurs propres écrans, ouverts en permanence. Ils peuvent, croient-ils, envoyer des SMS tout en faisant une recherche dans Wikipedia et regarder d'un œil distrait ce que professe un enseignant standardisé. Dans certaines écoles de commerce, les nouveaux enseignants reçoivent en début d'année une clef USB contenant l'ensemble de leurs cours, qu'ils se contentent de projeter. Si les gains de productivité sont incontestables, on peut se demander à quoi sert l'enseignant…

A trop considérer les enseignants comme de simples exécutants aux ordres de la pédagogie "en ligne", on a déplacé le débat. Enseigner c'est partager de l'enthousiasme, c'est répéter sans cesse les mêmes éléments, et c'est surtout écouter les difficultés des élèves. C'est à ce prix que l'on pourra les faire progresser. Les mirages pédagogistes, s'ils se dissipent aujourd'hui devant l'ampleur des dégâts qu'ils ont provoqués, sont remplacés par d'autres chimères : celles de la technologie. Y céder, c'est enterrer l'école. Il est inutile d'aller lutter contre les écrans avec d'autres écrans. A ce jeu, les élèves du primaire tout autant que les étudiants du supérieur auront toujours une longueur d'avance : à trop croire que l'innovation fait la pédagogie, on risque fort de garder l'innovation sans la pédagogie...

Je dois avouer que je ne supporte plus les clichés sur l'éducation et l'enseignement en général.

Emmanuel Renaud, Professeur Associé au Groupe Sup de Co La Rochelle


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