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Carnet de bord de l'atelier français//espagnol de la Fabrique des traducteurs - par Antonio Werli

Par Citl
Journal
Nous sommes arrivés il y a six semaines, un regard prolongé sur le calendrier me permet de le vérifier. Dans une ville qui grouillait de traducteurs, pour les babéliques 30e Assises de la Traduction Littéraire. Entendre parler anglais, espagnol, italien, russe, portugais et d'autres encore, entendre se mêler les accents. Embrayer la Fabrique le lundi, par une réunion de présentation générale et la rencontre avec les deux premiers tuteurs. En quelques heures, face à la contexture des événements, se rendre compte que la plupart de mes intentions risquent de tomber à l'eau, la première d'entre elles, tenir un journal quotidien et méthodique de la résidence : écrire sur mon travail. Ce que je ne fais pas.
Rythme
Quelques jours suffisent à perdre le compte des dates, puis des semaines. Des heures mêmes, le seul rythme imposé étant celui que nous créons collectivement, dans lequel nous nous insérons individuellement. Je dors peu ; je travaille avec régularité, avec intensité, mais moins que ce que j'avais imaginé ; différemment en fait : je comble chaque instant, sans temps de pause, par des discussions, des lectures, des rêveries, des rires, des désirs, des repas, des observations, des pensées, des mots. Le temps se transforme en rouleau, il n'est plus linéaire. Il embrasse notre avancée dans le texte, chacun à sa manière, mais comme en résonance avec les autres. Avancer, rétrocéder, dépasser, repartir, filer, heurter, braquer, accélérer, freiner. Rouler, enrouler, dérouler. Dans mon texte, le fluir espagnol me cause une longue réflexion. Lorsque celui-ci fluera, tous les problèmes seront résolus.
Disposition au travail
On pourrait dire que poser les yeux sur le texte et déverser le cruchon de palabres espagnoles dans les verres à mots français est le moment le plus concret de la traduction, parce qu'il produit matériellement le texte. Toutefois, la promenade au bord du Rhône et la contemplation de la lumière antique, cette lumière claire dont le texte parle ; un concert ; Borges vs Goya ; l'immense marché arlésien ; les repas ; la cigarette solitaire et méditative à la fenêtre ou dans la cour intérieure ; l'abandon dans les canapés ; les rêves éveillés et endormis ; Raoul Petite appartiennent tous à la fabrication du texte.
Repas
En six semaines, il me semble que je n'ai mangé seul qu'à trois reprises. Peut-être même seulement deux.
Mots étranges et étrangers
Certains échanges substantifs portent à sourire. La première semaine, on ne me pose pas de questions sur ce que je crois être le français, le vocabulaire ou la structure d'une phrase, mais sur ceci : le registre, le contexte, la charge de « gang bang », « clean », « shooting », « peep show », « bling-bling », « ready made ». Tous, ou presque, ont fini par être traduits par un mot ou une expression espagnole. Comme en retour, un « décontracté » devient, provisoirement, un style « casual ».

Vrai journal

Asclépios est un roman d'initiation philosophique. Puissante investigation intérieure sur l'enfance perdue, déclaration d'amour éperdue et sublime, description de la nostalgie comme événement tragique par excellence. Je pensais pouvoir écrire à la fois sur le travail de traduction en tant que tel et sur mon expérience de la traduction, mon ressenti face au texte. Impossible. Il s'avère que le véritable journal du séjour sera la traduction elle-même, auto-référentielle et tautologique. Je sais que je relirai le livre en pensant à chaque instant de la Fabrique, baignée par la lumière antique d'Arles. Ce n'est pas anodin : Asclépios, le dernier Grec est baigné par cette lumière.

Nuit

« Quand le char du Soleil plonge, glorieux, dans l’Occident, obscurcissant la Grèce et d’autres régions d’Asie et d’Europe, les choses et les êtres s’enfoncent dans la nuit. Les chevaux, qui s’ébrouent paisiblement, font frémir leur robe dans les étables, et les centaures trottent à la recherche d’un lieu où s’abandonner au repos. Chênes et oliviers se dédoublent, libérant leurs esprits antiques ; les plantes répandent des odeurs à travers le vent, et tout ce qui possède une forme ou une vie se transforme dans l’intériorité de la nuit », chantait un dénommé Agathon d’Acras, patrie d’Hésiode en Béotie.

Accomplissement du travail

Traduire un texte réflexif, le développement d'une pensée qui précipite fiction pure et expérience vécue. Après cinq semaines, après la traduction littérale, après l'exploration des nuances, après la recherche et la restitution du sens, après l'articulation de la pensée, après l'affinement du ton, après l'appréhension des émotions et la compréhension profonde de l'esprit : l'imprégnation intégrale. Sensation de légèreté sur un chemin qui se dessine enfin familier et intime. Encore trois semaines et une centaine de pages. Le rouleau du temps me permettra-t-il d'aborder, ou m'engloutira-t-il ?
Repas encore
Cuisine et traduction, vaste sujet. Lasagnes, gnocchis, crêpes, soupes, sushis, gratins, tartes, risottos, salades, purées, pizzas, macédoines et une part non négligeable d'improvisation et d'invention. La tambouille a ses petits secrets et ses méthodes empiriques. J'ai une digestion insouciante et impeccable, dès le premier jour.
Départ
Plus de papier à rouler, plus de tabac, plus de dentifrice, plus de caleçon, plus d'ouïe, plus de monnaie, plus de soleil, plus de compañeros. Signes évidents, appréhension du départ.
Reprise
Dernier vendredi du second tutorat avant la trêve et une reprise de trois semaines en janvier. J'hésite entre dire une reprise ou la reprise. La première alternative fonctionne comme une ritournelle ; la seconde, comme une coda. Dans un cas, je prends certaine distance mais je sauvegarde le caractère perpétuel ; dans l'autre, je conserve l'intensité mais j'anticipe l'imminence de sa fin. Je suis dans le train qui me mène à Strasbourg, samedi en réalité, et même si j'ai noté « une reprise », je pense qu'il s'agit de « la reprise » : en vérité, il faudra finir le texte, on ne peut pas traduire perpétuellement le même livre. Il faut accepter cette lourde responsabilité d'arrêter, à un moment donné, le cours de la traduction. Peut-être la plus déchirante des leçons de la Fabrique. Métamorphoser la coda en ritournelle, et nous pourrons traduire encore.
Antonio Werli - vendredi 20 et samedi 21 décembre

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