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De tous les rêves, ce sont les cauchemars dont on se souvient le mieux. Mais ce n’est pas pour autant qu’on les préfère. Paradoxal sans l’être, les choses qu’on aime sont celles qu’on espère, qu’on ne voit pas, qu’on aimerait sentir, vivre, et qui ne viennent pas. Ces phrases un peu mystiques, elles sont là pour le décor, l’ambiance d’un jeu sans nul autre pareil : Kentucky Route Zero.
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Je suis loin de prétendre au titre d’expert en la matière, mais j’aime les jeux vidéos, sans pour autant manger à tous les râteliers. Ceux qui ont lu mes précédents articles ne sont pas sans savoir que je défends cette discipline comme un art à part entière, sujet qui fait débat encore à l’heure actuelle. Mais ce titre sert parfaitement mes intentions. Loin du cynisme et du réalisme avare des ces dernières années, le jeu vidéo sait se fabriquer. Son renouveau, son berceau, son credo aussi, c’est de multiplier les émotions en faisant participer. Un film mêlé d’un livre, mêlé de son puissant lecteur. C’est donc en prenant en compte tous ces paramètres que surgit de nul part Kentucky Route Zero (KY). Les jeux indépendants divisent autant qu’ils attirent. Si certains ne jurent que par eux, d’autres les méprisent. Le fait est qu’il est assez rare de consacrer une page entière à l’un d’eux. Pourtant, s’exprimer aujourd’hui sur KY, c’est avant tout pour ce qu’il véhicule. Son genre d’abord, qui est celui du réalisme-magique, et qui dévoile son côté paradoxal. Parce que rien ne va, mais tout fonctionne. Le style graphique aussi, très proche du papier mâché, qui se combine à une justesse et une finesse maîtrisées. Et tout un tas d’autres éléments qu’il serait inutile de détailler ici et maintenant.
Pour apprécier le genre d’expérience que peuvent procurer des jeux de la trempe de KY, il ne faut pas trop en dévoiler. Il faut également apprécier les questions sans réponses, et les univers sans structure. Il faut se laisser bercer par cette magie aussi enivrante que frustrante. Être une sorte de guerrier de la poésie. A l’instar de la plupart des jeux où un bon AK-47 fera la différence sur tout le reste, KY ne vous laissera entrer que si vous lui ouvrez. Un cheminement à deux moitiés.
Plus concrètement maintenant, vous y incarnez un livreur de meubles perdu, qui demande son chemin au gérant d’une station service, à un âge indéterminé, à une époque tout aussi floue, bien que les événements prennent place à priori dans les années 70′. Mais justement, ce sont tous vos a priori qui seront balayés ici. Avec ses dialogues d’une incroyable justesse, tantôt lyriques, tantôt tragiques, l’univers vous transporte un peu partout, sans jamais se poser vraiment. Car dans Kentucky Route Zero, vous êtes l’acteur de vos émotions. Des choix de dialogues et de destinations un peu vagues qui procurent une vraie énergie et une ambiance spéciale à cette pièce. Et si vos choix ne sembleront au départ que superficiels, ils donnent l’impression au joueur qu’il a laissé une trace, une marque indélébile. Il faudra cependant concéder, que tout un tas de qualités ne peuvent exister qu’avec un lot de défauts, règle à laquelle KY n’échappe pas.
Si le sujet narratif semble maîtrisé, le gameplay est inexistant, ce qui pourrait en éloigner plus d’un. La magie agit sur l’un comme une bénédiction, et sur l’autre comme un maléfice. Les épisodes, au nombre de deux (cinq en sont prévus), sont relativement courts et frustrent beaucoup. Mais les « ruses » scénaristiques sont superbes, car si le jeu se vit essentiellement par le dialogue, il n’en est pas pour autant monotone. Aussi, une certaine lenteur dans l’action et les déplacements rendent l’expérience plus profonde.
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Peu connu, trop cher, mal informé, trop court. Voilà ce qui fait de Kentucky Route Zero un jeu méconnu qui le restera sans doute. Mais si vous décidez malgré tout de l’acquérir, préparez votre sac à dos, vos rangers et votre casquette, car c’est un voyage dont on sort difficilement. A mi-chemin entre le spleen et l’exaltation imprudente, ce genre de jeu rendent cet art plus vrai. Une parenthèse magistrale en attendant la suite des opus de Telltale Games. Faites également attention, et c’est ici un problème très français, car le jeu requiert un niveau d’anglais assez élevé, en ce sens que toute l’essence de l’aventure y réside. Armez-vous donc d’un bon dictionnaire et d’une journée entière pour bien profiter de tout ce qu’il a à vous offrir. Et si Kentucky Route Zero n’est pas un très bon jeu dans ce qu’il devrait être, il réinvente la façon de dire la philosophie. Nul doute qu’un bon nombre de grands penseurs défunts auraient adorés nous raconter leurs pensées de cette manière là.
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