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Etats-Unis: Des frontières comme un vaste Far-West mondial!

Par Alaindependant

Naturellement, dit Robert Fossaert, les diplomates sont plus précautionneux. Ils reconnaissent évidemment les frontières internationales et ils les savent plus consistantes que les frontières entre les cinquante Etats "unis" qu'ils représentent, du moins en Europe et dans les quelques régions où règnent des Etats puissants ou des rogue States. Aussi s'efforcent-ils d'utiliser au maximum les alliances militaires et les autres institutions internationales où leur influence est prépondérante, pour envelopper leurs décisions d'un consensus aussi large que possible et pour contourner les refus ou les réticences par les détours qui s'offrent dans ce lacis : par exemple, en se contentant d'un accord de l'OTAN ou de l'OSCE dans les cas où la Russie ou la Chine pourraient bloquer une décision demandée au Conseil de Sécurité de l'ONU.

La situation a certainement déjà évolué, mais il reste encore beaucoup de chemin à faire pour que les Etats soient libres et égaux dans un monde de coopérations.

Michel Peyret

LES FRONTIERES DES ETATS-UNIS AU 21è SIECLE

Intervention présentée au cours du colloque "Peuples, nation, lien social" organisé en l'honneur d'Elise Marienstras, Paris, juin 2000

Robert Fossaert

***
Hormis les Indiens promis aux massacres et aux réserves et les Africains importés comme esclaves, la population des Etats-Unis est longtemps demeurée d'extraction européenne. Mais les frontières nord-américaines n'ont rien d'européen. Pour en juger, il faut se souvenir que les frontières ne se réduisent pas à ce que les armées protègent, ni à ce que les services des Douanes et de l'Immigration ont mission de contrôler; elles n'ont pas la belle simplicité des lignes tracées sur les cartes politiques et administratives; elles ont une épaisseur historique dans la mémoire des peuples qu'elles circonscrivent, comme dans les archives des diplomates et des armées.
En Europe, il a souvent fallu plusieurs millénaires - à tout le moins, de nombreux siècles - pour fabriquer les frontières actuelles. Cette longue durée d'un peuplement continu et bientôt densifié a dessiné un fin lacis de villages sur un territoire innervé par un réseau de villes. Là dessus, la mosaïque des dominations politiques n'a cessé de se redistribuer, sous l'autorité effective ou évanescente de souverains lointains. Entre le bas étage des menues propriétés foncières, rurales et urbaines - l'étage des cadastres, en somme - et les sommets de la souveraineté politique, un lien s'est établi qui fait du pouvoir le sublimé de la propriété, et qui assigne aux étages intermédiaires - ceux des pays (pagi) et des provinces - des fonctions où, peu à peu et de façon sinueuse, l'encore-propriétaire a cédé la place au déjà-administratif. A tous ces niveaux, des limites apparentées et interdépendantes ont coexisté, tandis que de rares fronts pionniers progressaient vers l'est et surtout vers les essartages forestiers. En suivant, au fil des siècles, les circuits des prélèvements en nature, des levées d'hommes, des rentes et redevances, des taxes et impôts, etc., on pourrait retracer les transformations corrélatives de la propriété et du pouvoir, dans un espace européen dont la diversité juridique ne s'est pas plus résorbée que sa diversité langagière (et donc culturelle).
Des litiges relatifs à la mitoyenneté et au bornage - qui occupent une très large partie du Code civil napoléonien - aux deux guerres mondiales du 20è siècle dont l'Europe a été le berceau, il n'y a pas de discontinuité, tant les conflits de voisinage, les querelles de villages, les guerres domaniales et provinciales et les affrontements inter-étatiques ont été fréquents. Toutes les délimitations intra-européennes ont été arrosées de sang et de larmes. Les frontières, devenues linéaires après la Révolution française, n'ont eu, à cet égard, que le privilège d'avoir été disputées à l'époque où l'industrie enflait les capacités meurtrières des armées, cependant que la conversion des populations étatiques en nations galvanisait les patriotismes. Ou, pour redire ceci en termes plus positifs, un long travail villageois, urbain, provincial et étatique a été nécessaire pour pacifier peu à peu les peuples européens, travail qui se poursuit par la difficile Union de l'Europe et par les interventions de l'OSCE1, toutes deux modératrices des Etats. Encore faut-il souligner que dans les zones où le reflux des empires russe et turc est récent, le muselage des Etats reste une tâche à accomplir.
Les frontières nord-américaines sont de toute autre nature. Elles sont récentes et ne doivent presque rien aux Indiens, massacrés ou chassés, ni aux rares colons présents, du Texas à la Californie, lors de l'annexion du Nord-ouest mexicain. Elles ont généralement été imposées de loin, tant par les fondateurs des colonies anglaises du littoral atlantique, que par les Congrès générateurs de "territoires" et d'Etats, dès lors que certains critères de peuplement étaient remplis. Elles ont souvent été tracées selon les méridiens et les parallèles. Elles ont peu de rapports avec la formation de terroirs, dans un pays sans villages (hormis certaines réserves indiennes) et sans paysans fixés à la terre pour des générations. Elles n'ont pas été arrosées par le sang des guerres, ni à l'occasion de la Sécession du sud, ni lors de la "conquête" de l'Ouest. Elles marquent l'avance d'un front pionnier tourné vers un Far West mobile. Bref, aux Etats-Unis, la propriété, quasiment dépourvue de racines foncières, est abstraite comme un titre boursier. Le lointain Etat fédéral est resté tout aussi abstrait, au moins jusqu'aux années 1940, époque où la Maison Blanche n'était encore que la résidence du président. Enfin, aucune barrière langagière ne fractionne l'espace américain, malgré la variété des accents régionaux et des parlers d'immigrés.
Si l'on néglige la doctrine Monroe, les conceptions européennes et américaine de la frontière sont entrées en contact à l'occasion des deux guerres mondiales du 20è siècle. La première a offert l'occasion d'un naïf ralliement wilsonien au "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" qui n'a pas simplifié le traité de Versailles 2. La seconde - qui faisait suite à dix ans de charcutage des frontières européennes - s'est soldée par une rapide connivence des vainqueurs de 1945 pour de larges rectifications frontalières assorties de transferts massifs de populations au centre et à l'est de l'Europe. En outre, peu après 1945, la limite des deux camps de la guerre froide a été "absolutisée", c'est-à-dire virtuellement fermée à tous échanges, tandis que les frontières européennes, au sein de chaque camp, étaient "relativisées".
Pour ce qui est de l'Europe occidentale, la libération par les armées américaines, puis l'aide Marshall et la formalisation de l'OTAN ont créé une situation telle que la plupart des Etats se sont comportés, vis-à-vis des Etats-Unis, en alliés reconnaissants et soumis. L'Europe est ainsi devenue, non seulement un marché progressivement ouvert à leurs produits et à leurs firmes, mais aussi un champ d'interventions "anti-communistes" visant à écarter écarter les "gauches" du pouvoir. Ensuite, le neo-libéralisme qu'ils ont propulsé - à l'échelle mondiale - a surclassé les politiques par lesquelles les Etats européens tentaient, de façon pas toujours cohérente, de retrouver leur autonomie (Marché commun, Union de l'Europe Occidentale, OSCE, etc.). La libéralisation des échanges et des mouvements de capitaux, la facilitation sans cesse accrue des circulations de "produits culturels" (cinéma, mass-media, internet, etc.) et la pérennisation des principales alliances militaires contrôlées par les Etats-Unis (OTAN, Japon, Corée, etc.) ont mondialisé une sorte de nouveau Far West américain, dont l'Europe fait partie, même après l'implosion de la Russie et la réunification de l'Allemagne.
Considérer le monde entier comme l'actuel Far West des Etats-Unis peut sembler déraisonnable à qui ne raisonne pas. Un réseau mondial d'alliances et de bases d'où partent interventions et incursions3 ; une circulation des produits, des capitaux et des citoyens américains de moins en moins entravée; une bénigne indifférence pour les règles que les autorités étatiques locales entendent appliquer, sauf à canaliser leurs ardeurs "exagérées" par les soins du FMI, de l'OMC, de la Banque mondiale et de quelques autres institutions "internationales" plus disciplinées que l'ONU4 ; ainsi les Etats-Unis sont partout "chez eux".
Pour les citoyens américains, peu enclins à quitter leur vaste pays, si ce n'est pour affaires ou pour un peu de tourisme, le monde s'offre effectivement comme un vaste Far West vaguement familier et un peu dangereux. On y trouve presque partout les McDo, les blue-jeans et le CNN de la vie quotidienne. Rares sont les recoins où aucun indigène ne comprend l'américain, plus rares encore les commerçants qui n'acceptent pas la real money en dollars. Et si cette familiarité est troublée par d'étranges coutumes locales ou par des lois inintelligibles, le consulat protecteur n'est jamais éloigné et rarement impuissant. D'ailleurs le State Department publie presque chaque semaine des avis désignant les cantons de ce Far West où il ne faut pas s'aventurer pour le moment.
Naturellement, les diplomates sont plus précautionneux. Ils reconnaissent évidemment les frontières internationales et ils les savent plus consistantes que les frontières entre les cinquante Etats "unis" qu'ils représentent, du moins en Europe 5 et dans les quelques régions où règnent des Etats puissants ou des rogue States 6. Aussi s'efforcent-ils d'utiliser au maximum les alliances militaires et les autres institutions internationales où leur influence est prépondérante, pour envelopper leurs décisions d'un consensus aussi large que possible et pour contourner les refus ou les réticences par les détours qui s'offrent dans ce lacis : par exemple, en se contentant d'un accord de l'OTAN ou de l'OSCE dans les cas où la Russie ou la Chine pourraient bloquer une décision demandée au Conseil de Sécurité de l'ONU.
Mais, précisément, ces contorsions conduisent au coeur de la contradiction américaine. D'un côté, le Far West mondial (en gestation bien avancée) a besoin d'un minimum d'autorité mondiale pour préciser ses normes financières (FMI) et commerciales (OMC) et pour policer ses rebelles (OTAN et autres alliances), mais aucun G8 7, ni aucun Conseil de Sécurité n'accepte de jouer ce rôle en permanence et de façon disciplinée - c'est-à-dire conforme aux desiderata américains. En effet, d'un autre côté, tous ces organismes - et d'autres encore, dont les Tribunaux internationaux 8- pourraient devenir les générateurs d'un ordre mondial, si les décisions s'y prenaient, partout, en conformité avec les statuts que leurs traités fondateurs ont établis et si tous les Etats signataires desdits traités se sentaient tenus de respecter leurs décisions. Or les Etats-Unis ne sont partisans d'une telle attitude que pour les décisions qu'ils approuvent, mais ils refusent d'être liés par celles des décisions qu'ils désapprouvent.
En fait, les Etats-Unis, puissance hégémonique du monde actuel, ne peuvent accepter un ordre mondial dont certains traits seraient dessinés par une majorité d'autres Etats, sans leur consentement. Leur comportement est superbement souverainiste, car les autorités locales du Far West n'ont pas à imposer leur loi à l'Etat central. Le droit de veto et les ruses de saisine permettent d'ignorer l'ONU quand elle n'obéit pas. Les votes et les refus de vote du Sénat et de ses commissions permettent de tenir en suspens les traités déplaisants et de rationner les ressources des agences internationales indisciplinées. Les lois votées par le Congrès entendent parfois régir des activités sises hors le territoire américain et comportent des sanctions que les juridictions américaines (ou certaines agences administratives) imaginent valides hors ce même territoire. Le coordination des banques américaines, pilotée par la FED 9et le Trésor nord-américains, rationne les interventions du FMI et décide des potions qui doivent accompagner celles-ci. Et ainsi de suite : les institutions politiques américaines, bâties pour protéger les Etats fédérés contre les ingérences excessives de l'Etat fédéral s'appliquent à merveille à ce même Etat, quand il est aux prises avec son nouveau Far West mondial.
Cette contradiction, tout-à-fait centrale pour le monde actuel ne se résoudra ni par soumission durable du monde entier aux volontés américaines, ni par conversion soudaine des Etats-Unis à une saine conception de la loi internationale. Elle se monnaiera en crises répétitives que le temps aiguisera probablement : crises liées à la montée ou remontée en puissance de la Chine, de la Russie, du Japon, de la Corée, de l'Inde, du Brésil et, peut-être du Mexique que rejoindront plus ou moins vite d'autres Etats émergents - ou ruinés par le jeu actuel de la finance internationale et du marché mondial; crises liées également aux soubresauts d'une Europe qui, au delà d'un marché libéral, s'est dotée d'une monnaie unique, cherche à se constituer une armée non ou peu "otanisée", commence à défendre becs et ongles ses "particularismes culturels"; bref, qui voit mûrir son besoin d'autorité politique propre.
La suite ? Elle sera affaire de rapports de forces.
Comme au Far West.

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