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[note de lecture] Liliane Giraudon, "La Sphinge mange cru", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé


Giraudon, SphingeLa plus unique des histoires personnelles se nourrit de l’universel. La mythologie fournit au sujet parlant un éventail de personnages, de situations et de conflits qui lui permet de dérouler l’un des fils tissant sa vie et son imaginaire. La sphinge, cette étrangleuse contre-nature, mixte d’homme et de femme, cet être hybride juxtaposant la bête en l’homme, qui ravagea les champs et terrorisa la population de Thèbes avant de se suicider en se jetant du haut de son rocher, —  la sphinge donc, porteuse d’une énigme que seul Œdipe résolut tout en restant aveuglé quant à la question de sa propre origine, ne pouvait qu’interpeler Liliane Giraudon. Elle réveille les lectures passées, bouleverse les représentations diurnes, interroge l’histoire douloureuse de son corps et de ses identités plurielles. La Sphinge mange cru : nous mange, à toute époque et pour les siècles des siècles, tout cru. C’est ainsi que cette expérience de dévoration ouvre le champ d’une méditation narrative qui exhibe tout ce qui dans la vie préfère la mort, tout ce que, dans la mort, on espère encore de/en vie. Ce petit livre rouge module une réflexion conduite lors d’un « introït ». Et ce dernier mot, qui ouvre le poème, désigne à la fois le plus évanescent des chants, cette prière grégorienne inspirée d’un psaume qui ouvre la messe, ainsi que l’orifice féminin le plus intime — l’ouverture du vagin qui peut être obstruée par l’hymen —, celui par lequel se crée et passe la vie. La vie et ses objets, créatures et déchets, la vie et ses projections, la vie et ses ratés, ses ratures, comme le signale la clôture du texte qui, sous le nom d’« after », boucle la boucle d’une existence qui a trouvé en elle la force et le courage d’aimer l’éternel retour du même. Hybris, interdit, tragique, excès, châtiment, lutte, inceste, transgression : nous sommes tous les enfants des Labdacide. « Puisque l’after est aussi l’anus cet ‘après’ fonctionnerait/comme un trou du derrière ». Dans notre solitude, comme l’a si bien raconté Nietzsche dans Le Gai Savoir, c’est encore un démon pesant qui vient nous murmurer que cette existence que nous menons, il faudra la recommencer et sans cesse y revenir, la reprendre, et sans rien y ajouter de nouveau, dans une succession impitoyable du même et de l’identique. Revouloir cependant la vie, interminablement, à l’infini, l’aimer suffisamment « pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation ! ». 
 
Liliane Giraudon pose le mystère du désir, et, conjointement, son désir de mystère : ils sont en elle, constitutifs de sa féminité, hantent son double tout en s’inscrivant sur la page qui, sans jamais résoudre cette énigme, provoque d’autres zones d’ombre, éclaire certains petits pans d’existence, ouvre des réminiscences oubliées. La lumière et l’obscur (« somnoler souvent au milieu du jour »), l’étrange et le familier (épinards et vaisselier), le fantastique dans le familier (grenouille dans renoncule). « Ce poème est la chair de cette hantise » : terreur, effroi, fascination, inquiétude mouvementée, souffrance, répit, attente. Les mots sont bien plus que des noms communs : ils deviennent des expériences uniques de pensée, des traversées du silence, autant d’aventures prolongées par l’insomnie et le désespoir. Ils se transmuent en lambeaux de chair, en morceaux de vie, et posent l’intuition d’un devenir qui n’a pas épuisé son origine, et encore moins sa destinée. La prose fléchée de la poétesse résiste à la sphinge qui, certes, dévore, mais ne digère pas toujours ses victimes. Liliane Giraudon devine la source inconnue. L’écriture lui donne vue, lui offre vie, et ce depuis le fond des temps, depuis la méconnaissance et le trouble de son origine. On lit ici une sorte de Journal dont la troisième personne fantomale nous est si proche que ses doutes et ses défaillances, ses résistances et ses refus apparaissent tels « l’ordre et le désordre » de toute existence : chaque énoncé arrache sa substance au corps, chaque phrase adhère aux faits, chaque proposition glisse de la vie à la mort, approche la fin sans jamais s’y confondre. « Au réveil s’interroge sur ce qui la tue et qu’elle est seule à savoir fabriquer ». À l’aube elle est un paysage plutôt qu’un personnage : le visage d’un pays qui pourrait s’appeler littérature. 
 
[Anne Malaprade] 
 
Liliane Giraudon, La Sphinge mange cru, Al Dante, 2013, 50 p., 7€


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