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[note de lecture] Erwann Rougé, "Passerelle. Carnet de mer", par Henri Droguet

Par Florence Trocmé

 
Rougé
Passerelle. Carnet de mer. ainsi s'intitule le nouveau livre qu'Erwann Rougé vient de publier dans la collection Poésie des éditions L'Amourier. 
Et on pourrait s'y laisser prendre et croire à une sorte de livre de bord. Un grand nombre de séquences -il y en a 68 en tout qui tiennent pour la plupart en une demi-page, rarement plus, souvent moins- s'ouvrent en effet sur des indications standardisées de météorologie marine: la mer n'est en général pas très aimable, d'où tangage et roulis qui fatiguent le navire, la force et la direction du vent, le ciel nuageux, brumeux, boucailleux, à grains ou pluies petites ou grandes, la visibilité, les aléas de la navigation et les précautions à prendre pour y parer, des repères que les loups de mer familiers du secteur Manche-Ouest auront vite fait de relever: les côtes anglaises (Poole, la jetée de Borcombe), le môle "Pierre Lemaire", la bouée d'Astor, le chenal du Fromveur, le phare de l'île de Batz, l'Anse du milieu, le Chien assis, la Chaise, la Pointe du petit minou... on en passe. 
 
Mais ce ne sont là que des ouvertures comme des leurres, une écume accessoire. C'est bien autre chose qui est traversé, taillé, affronté, dans cette odyssée, ce livre laconique et frontal (mais ce n'est qu'une apparence). 
Il y a du début jusqu'à la fin une inquiétude, une blessure, un malaise, comme une angoisse  que soulignent cette phrase dès le départ: "Les choses tremblent" (à deux reprises) et à la dernière page: "Juste vivre les choses en lignes tremblantes". Et cet inconfort existentiel a fort peu à voir avec l'état violemment agité quelquefois de la mer "en lignes brisées". 
Il s'agit ici en effet d'inventer un chemin et une parole, d'"essayer une autre langue", une parole "entre mutisme et effusion", "entre le pas encore et le trop", pour "habiter les contraires"; et puis il y a celle, présente/absente pendant les croisières, "je t'emmène partout où je vais", et retrouvée en son corps et sa parole à l'escale dans 24 séquences, offrande et réponse à tout, pour "étreindre le fouillis et la merveille de l'autre", "marcher en amour, tenir le tremblement". 
 
Sachant le déchirement, sachant que "la parole est réponse au silence" qui est "la seule réponse". Ainsi se trace à l'estime sur "ce peu de terre, ce peu de chair, ce tout d'amour", un accès ténu, un accord qui est connivence, transparence, pour retrouver l'apaisant acquiescement à la beauté, ce commencement terrible selon Rilke qui est ici rappelé, dire oui au monde réel sous toutes ses formes, et "la boue est un moment réel de la vie", mais aussi bien un galet (rond de préférence), un nuage (c'est l'évidence même), un caillou dans la mer, un arpent de lande, une mésange qui passe à trois reprises et reçoit ces offrandes: eau sucrée, croûtes de fromage, boule de graisse. 
 
Cette "avancée" n'est pas un chemin de roses, il y a à plusieurs reprises une sorte de bégaiement qui est le signe d'une instabilité générale, la meurtrissure, les trous, la peur, l'angoisse. Contre cela il faut donc s'acharner à écrire, et le texte est balisé de "mots d'ordre", de consignes à l'infinitif: "...marcher au plus près, au plus juste de la blancheur du papier qui se recouvre de signes. Vivre une avidité, une obstination, une soif..."; "Rester debout, non plus dans le désir inquiet, mais dans l'échange... Aller jusqu'au bout vers ce qui  se cache ou fait semblant d'être autre. /  Arrimer l'infini"; "Écrire sans bord, à l'envers, de l'autre côté de la langue", "Vider le cœur, la tête". 
 
Mais précisément il arrive que ce vide soit gouffre, absentement, lacune, syncope, un blanc terrifiant, une glaçante traversée du désert, des confins de ténèbres et d'effroi, et c'est la deuxième partie, 16 pages sans pathos lacrymogène ou décoratif, la chute, le morcèlement, le désordre, on est durant 5 pages dans une chambre blanche, tout est rendu à l'exsangue et la confusion, puis pourtant, lentement, ce qui était "perdu" va être physiquement ressaisi, "Ce n'est pas mourir qui est difficile. C'est cette obscure et lente violence, l'inconcevable absence où on cherche un visage, les yeux vaincus. (...) Sommes-nous que corps, que cendres? Sans trace, sans témoin. On se voudrait de l'autre côté de l'immobile". Et c'est le temps du ré-apprentissage. Tout est rebâti, retrouvé, à deux avec celle qui fait "douceur en chemin". Ces quelques pages strictes, sans effets, sans effusion, pour dire de qui est "sauvé de la douleur", et le rire qui fait équilibre à ce qui vacille, sont tout simplement (c'est moi qui souligne) magnifiques.   
  
Car il s'agit aussi bien évidemment d'un chemin et d'un parcours dans l'écriture dont les enjeux sont délimités à plusieurs reprises: "se perdre dans l’espace blanc de la marge"; "écrire est un travail physique. Perpétuelle recherche. Comment dire aujourd'hui? La faille du monde n'a aucune langue"; "faire peu de bruit"; "rouler un petit caillou"; "écrire est une sensation animale d'urgence"; "l'écriture est liée au corps et au plus intime, celui dont on ne parle pas". 
D'où cette écriture sèche, sobre, minimaliste; le retour de ces mots presque programmatiques: vide, blanc, rien, silence, creux, abîme, muet, oubli; la juxtaposition des propositions brèves le plus souvent; l'emploi massif de l'indicatif présent; parce qu'il faut écrire "de l'autre côté de la langue" pour arracher au plus près, au plus juste, une trace, "secouer le ciel", bâtir un lieu mot à mot. 
Oui l'urgence, la fièvre, le bord (mais pas plus) des larmes, tout ce qui est sauvé. C'est un de ces livres que l'on pose un instant, lecture faite; puis on y revient encore, et encore, inlassablement. 
 
[Henri Droguet] 
 
Erwann Rougé, Passerelle. Carnet de mer, éd. L'Amourier, collection "Poésie". 12€   
 


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