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Lepeut de bruit (partie I)

Publié le 15 janvier 2014 par Lifeproof @CcilLifeproof

Il y a quelques mois, j'ai ouïe dire qu'une installation sonore allait habiller d'une point de vue artistique la place du Marché de Neudorf qui était en travaux. J'ai, à cette occasion, rencontré l'artiste qui réalisait ce projet: Philippe Lepeut. On s'est vus à plusieurs reprises, il m'a relaté les différentes étapes du projet et, courant octobre, on en a un peu plus parlé, interview donc à lire ce jour (suite vendredi).

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Vue de la place du marché de Neudorf avec l’installation de « Syneson », novembre 2013. © Philippe Lepeut

Cécile: Quelle était la demande de la ville pour la place du marché de Neudorf ?

Philippe Lepeut: Les demandes pour l'espace public sont toujours un peu ambitieuses. En l'occurrence l’idée était de profiter de la requalification des espaces pour donner à cette place une sorte de direction entre la médiathèque (et l'Artothèque), qui est un pôle important, la place et la façade du Taps Scala. Et ainsi de tendre l’espace entre la médiathèque et le Taps Scala : c’était une demande à la fois précise et assez ouverte.

C: Quels éléments avais-tu au moment où tu as postulé ?

PL: On avait à notre disposition le plan masse de Catherine Linder (ndlr: Linder paysage), l'historique de la place, celui de la halle du marché, etc. ainsi qu'un certain nombre d'éléments sur le devenir de la place (la répartition des espaces entre marché et plaisance, le dessin des espaces, leurs matériaux). À partir de là, il y avait tout à imaginer. Dans cet aménagement, Catherine Linder avait prévu une pergola qui était une sorte de limite entre l’espace du marché plus minéral et un espace plus jardiné. Cette pergola était déjà une longue ligne entre la médiathèque et le Taps Scala. La pergola est une sorte de résilience des « fabriques » que l’on construisait dans les jardins au XVIIè siècle, tradition appartenant à l’art des jardins qui s’est poursuivie jusqu’au XIXè siècle. Dans notre cas, c’est un élément qui organise une circulation. Une des demandes était aussi de valoriser la façade de la médiathèque mais elle n'a pas de façade, exercice difficile donc.

C: Pourquoi à ce moment-là as-tu fait le choix du sonore ?

PL: Au début, ma réflexion n'était pas sonore, elle était un peu différente. J'ai travaillé dans un premier temps sur la valorisation de la façade, cette façade qui n’existe pas. Il s'agit d'une loggia qui est très sonore, il y a un écho terrible. C’est ainsi que, de la résonance de la médiathèque au Taps Scala en passant par la pergola j'ai imaginé une œuvre sonore en trois parties. Au début, j'avais imaginé une « volière » sonore dans la loggia, puis « la course », des sons se déplaçant dans le sens de la pergola et, sur la façade du Taps Scala, il y aurait eu un haut-parleur, « l’appel ». Ça, c'était le projet initial. Le projet a été sélectionné et il a évolué : j’ai alors recentré le projet sur la pergola.

C: Quelles sont les différentes étapes nécessaires à la réalisation de cette œuvre ?

PL: Bien que le projet ait été resserré sur la pergola, l’idée centrale est restée la même : installer du son en espace dans l’espace public. Cette idée s’avère assez complexe, beaucoup plus que de mettre une image dans l’espace public. On a assez peu d’exemples d’œuvres sonores pérennes dans l'espace public (ouvert). J’ai tout de suite eu conscience qu'il ne fallait pas saturer l'espace sonore : lorsqu'une bande-son passe en boucle, au bout de quinze jours plus personne ne la supporte. Je voulais que le son apparaisse par éclats avec beaucoup de blancs, beaucoup de trous, des silences qui laissent le son de la ville monter. Et en contrepoint des ces sons, et non-sons, j'ai imaginé une partie visuelle qui évoquerait la présence du son même quand il n’y en a pas. Très vite est venue l’idée de porte-voix. Au départ du projet, il y avait déjà cette partition entre un élément visuel qui signale du son (« là il y a du son ») et le son qui n'est pas tout le temps présent. Pour des raisons de qualité sonore le son ne sort pas des porte-voix qui sont devenus des objets sculpturaux. Je souhaitais d'ailleurs que leur dessin et leur réalisation soient extrêmement beaux. J'ai sollicité Fred Rieffel – un designer strasbourgeois, qui a un dessin très précis, très pur pour qu'on travaille ensemble sur ces éléments visuels et qu’ils s'intègrent parfaitement à la pergola. Les porte-voix sont placés dans des directions différentes et sont de couleur cuivre, ils prendront une tonalité vert émeraude avec la lumière. Ce sera comme un orchestre de cuivre lançant des éclats de sons et de couleurs dans l'espace urbain.

Syneson sera autant visuel que sonore, un repère fort sur le place.

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Vue de la préparation sur la place du marché de Neudorf de l’installation de « Syneson », novembre 2013. © Philippe Lepeut

C: Quelles sont les différentes étapes qui sont nécessaires à la réalisation de cette œuvre ? Quels en sont les différents protagonistes ?

PL: Il y a donc cet aspect visuel que j’ai travaillé avec Fred Rieffel. Il y a aussi l'installation technique proprement dite qui est réalisée par la société Lagoona. Et, il y a la composition sonore, l’idée était de faire une bande-son pour la place du marché de Neudorf mais une bande-son avec des trous et qui articule deux types d’espaces sonores, d'une part une horloge ornithologique – avec des chants d'oiseaux plus ou moins musicalisés, pour scander les heures de 8h à 21h, soit 14 apparitions dans la journée. Cette horloge ornithologique est un clin d’œil à l’horloge astronomique de la Cathédrale. Et ensuite, il y aura des ambiances sonores saisonnières qui changeront donc 4 fois dans l'année. . Comment effectues-tu la sélection des sons ?

C’est très intuitif. D'abord quand tu fais 10 heures d’enregistrement, il faut écouter 10 heures donc c'est 20 heures de travail. C’est au minimum le double, ce qui signifie beaucoup d'heures d'écoute. Ensuite, il y a des sons plus expressifs, avec une bonne durée sans accidents. Quand tu fais du field-recording, il y a toujours des accidents, il y en a plein, on fait donc beaucoup de prises. Après, c'est comme du montage filmique, ce sont de petits bouts que j'assemble: il s'agit d'un montage pour 7 enceintes. Je fais un décor sonore dans lequel des sons vont apparaître, disparaître et circuleront d'une enceinte à l’autre. Comme dirait Pierre Henry, il faut ensuite travailler les échantillons pour qu'ils aient des couleurs qui aillent toutes ensembles.

C: Accepterais-tu de nous raconter certaines de tes expériences de captation de sons qui seront diffusés sous cette pergola ?

PL: Aujourd'hui, il y a deux écoles chez les audio-naturalistes, il y a ceux qui disent qu'il faut chercher le son le plus pur, sans parasites tels que voitures, motos, avions… bref un monde idéalqui n'existe plus. Et il y a ceux qui pensent que le paysage actuel est traversé par la voiture, la mobylette du voisin, l'avion au loin… Conception que je partage.

Donc je suis allé sur le delta de la Sauer, des centaines de reinettes chantaient en même temps, elles faisaient un vacarme extraordinaire. Les micros sont posés : les reinettes chantent, une grenouille verte ajoute sa mélodie et puis tout d'un coup qu'est-ce que tu entends ? Un avion qui passe, puis une voiture, un train, et une infra-basse qui dure, qui dure : c'est une péniche qui passe. Le delta de la Sauer est un triangle avec d'un côté la voie ferrée, de l'autre l'autoroute et pour le troisième c'est le canal et il y a les lignes aériennes qui passent au-dessus. C'est ça le son du delta de la Sauer, ce sont des grenouilles absolument assourdissantes et en même temps plein de choses qui appartiennent au monde moderne et qui s'y mêlent.

À l'Illwald, c'était un rossignol qui chantait dans la nuit, et puis tout à coup un chœur de grenouilles rieuses et des grenouilles vertes en contrepoint. Ce sont de beaux moments, j'étais tout seul, de l’eau jusqu’au genoux, le casque sur les oreilles : tu entends tous les sons et tu as l'impression que la vie arrive de partout, c'est assez impressionnant.

Les grenouilles, ce furent de beaux moments. Je suis allé à Munster pour enregistrer les oiseaux au lever du jour. J'ai dormi dans un pré. Il faisait un temps magnifique, une nuit très claire. Soudain, sans que je n’ai rien entendu venir, je me suis retrouvé entouré de vaches que j'ai alors enregistrées.

Le problème avec le son, c'est que tu n'as jamais ce que tu veux au moment où tu y es. Il faut aller cent fois sur le motif pour avoir « le son » mais entre temps tu enregistres des sons que tu ne cherchais pas et qui sont formidables.

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Vue de la préparation sur la place du marché de Neudorf de l’installation de « Syneson », novembre 2013. © Philippe Lepeut

C: Quelles histoires souhaites-tu raconter sous cette pergola ?

PL: Ce sont des histoires de météorologie et de nature. On a tous plein d'histoires liées à la météorologie, on ne le sait pas mais... Je pense à Barbara qui chante « te souviens-tu de Brest » ou Brassens « un petit coin de paradis pour un petit coin de parapluie ». Il y a beaucoup de chansons qui chantent des histoires d'amour, des histoires d'amitié, des histoires gaies, des histoires tristes, toutes sortes d'histoires liées à la météorologie, au temps qui fait. L'enfance est marquée par des souvenirs d'orages, j'en ai mais je suis sûr que tu en as aussi, tout le monde en a, des souvenirs d'orages, des souvenirs d'odeurs de terre après la pluie ou d'odeurs de fleur après la pluie ou des sons, ou simplement des siestes dans une prairie avec les grillons et les sauterelles.

En 1998, j’ai réalisé Contrechamp, c’était une construction en toile avec un grand fût en papier japon dans lequel un vidéoprojecteur projetait, à l'intérieur, sur un écran un ciel bleu rayé de temps en temps par la ligne blanche d’un avion qui passe. J’ai demandé à Vincent Epplay de mixer des sons d'avions, d'aiguilleurs du ciel, de sauterelles et le son n'était pas synchronisé avec la vidéo. C’était un souvenir, on est allongés dans l'herbe et puis on voit passer un avion mais on n'entend pas le son, on entend autre chose, c'est le contre-champs sonore, cela m'intéresse beaucoup.

Mes histoires sont des histoires de météorologie, des histoires affectives, des histoires de sensations. En milieu urbain on est pris dans des flux sonores et on écoute rarement le son de la ville. Alors que dès qu'on est à la campagne, on écoute le son de la nature : le vent dans les feuilles, la pluie, le tonnerre, les oiseaux... Et tout d'un coup on se dit « ah, une moto, c'est gênant ! » Je souhaiterais qu'avec Syneson à Neudorf, on prenne conscience du son de la ville, pas du bruit mais des sons qui constituent la « musique » de la ville.

La suite vendredi...

Propos recueilli début octobre par Cécile.


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