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Par-delà les frontières. Trios avec piano de Théodore Gouvy par Voces Intimæ

Publié le 16 janvier 2014 par Jeanchristophepucek

 

Carl Spitzweg Sur les hauteurs

Carl Spitzweg (Unterpfaffenhofen, 1808-Munich, 1885),
Sur les hauteurs
, c.1870

Huile sur panneau, 31,1 x 53,5 cm, Collection privée

 

centre musique romantique francaise palazzetto bru zane
Au printemps dernier, le Palazzetto Bru Zane a consacré un festival complet à un musicien assez largement méconnu, du moins d'une large partie du grand public : Théodore Gouvy. Comme toujours, les entreprises de réhabilitation que mène ce centre qui, depuis Venise, déploie d'inlassables efforts pour une meilleure connaissance de la musique romantique française, s'accompagnent d'une documentation discographique permettant à ceux qui n'ont pas la possibilité de se rendre aux concerts de découvrir les trésors ignorés de notre patrimoine qui y sont souvent révélés.

 

Ne nous trompons cependant pas, l'intérêt pour le compositeur lorrain n'est pas récent et il est bon de rappeler que l'on doit au label K617 et à l'Institut Théodore Gouvy d'avoir suscité, dès le mitan des années 1990, un premier frémissement d'intérêt à son endroit qu'il faut souhaiter voir se poursuivre jusqu'à ce que ses œuvres retrouvent, au disque et à l'affiche, la place que leurs qualités devraient leur valoir.

Cette postérité en demi-teintes correspond assez à la situation qui fut celle de Gouvy durant une large partie de son existence. Né Prussien par le caprice de frontières malmenées par les traités, il n'obtint la nationalité française qu'en 1851, à l'âge de 32 ans, l'année même où l'une de ses symphonies avait eu l'honneur d'être louée par Berlioz, dont on connaît l'exigence. Parti faire des études de droit à Paris où il était arrivé en 1836, il opta finalement, devant l'échec de ces dernières, pour la musique et suivit, dès 1839, les cours d'Antoine Elwart pour la théorie, de Carl Eckert pour le violon et de Pierre-Joseph Zimmermann pour le piano, avant de partir parfaire ses connaissances en Allemagne. A partir de 1873, un héritage mit définitivement ce fils d'industriels aisés à l'abri de la nécessité de devoir compter sur son art pour vivre. Il ne fait aucun doute que l'indépendance financière dont, à l'instar d'un Onslow ou d'un Reber, Gouvy jouit durant toute son existence n'est pas étrangère au fait qu'il ait pu cultiver les domaines

Théodore Gouvy vers 1860 Copyright Institut Théodore Gou
vers lesquels sa nature l'inclinaient et qui n'auraient pas pu lui assurer le succès dans la France du XIXe siècle, toute toquée d'opéra : la musique chorale et, surtout, instrumentale. À ces dispositions qui ne flattaient pas le goût du public, il faut ajouter un autre handicap, celui d'avoir été longtemps regardé comme un étranger et, de ce fait, privé du soutien des réseaux officiels, une situation qui devait céder devant sa naturalisation et le succès éclatant que rencontraient ses œuvres et, en particulier, ses symphonies, en Allemagne, pays alors le plus accueillant aux partitions « sérieuses » et où Gouvy devait s'éteindre en 1898, quelques années après avoir été nommé successivement correspondant de l'Institut des Beaux-Arts de Paris et membre de la Preussische Akademie der Künste de Berlin, comme un symbole de son appartenance à deux cultures que tout opposait alors mais dont son art personnifiait la réunion par-delà toutes les frontières.

De fait, les trois Trios avec piano que nous propose Voces Intimæ sont bien les fruits savoureux de cette double ascendance. L'influence germanique y est clairement perceptible, en particulier celle du romantisme tempéré de Mendelssohn, qui innerve tout le Trio n°2 (1847), lequel n'est également pas exempt d'une fougue toute beethovénienne (Allegro vivace liminaire), mais aussi celle de Schubert dans certaines échappées lyriques et rêveuses (Adagio du Trio n°3, 1855). Les traits français les plus immédiatement perceptibles se trouveront sans doute dans les finales des Trios n° 2 et 4 (1858) dont le caractère détendu regarde vers les divertissements mousseux et souriants des salons et des théâtres parisiens — une musique faite pour l'agrément, certes, mais, comme toujours chez Gouvy, impeccablement construite et jamais déboutonnée. Le musicien possède indubitablement un don pour tisser des mélodies qui, par le charme qu'elles dégagent, restent en mémoire (premier thème de l'Allegro moderato du Trio n°3) mais aussi pour créer des atmosphères d'une grande subtilité qui, par instants, anticipent curieusement celles du premier Fauré. Tour à tour espiègles, flamboyants, passionnés ou graves, ces Trios se révèlent rapidement, outre leurs qualités intrinsèques d'écriture, évidentes dans le soin apporté à l'animation du discours et aux équilibres entre les trois parties, des œuvres extrêmement attachantes.

 

Le mérite en revient également au trio italien Voces Intimæ, composé du violoniste Luigi De Filippi, du violoncelliste Sandro Meo et du pianiste Riccardo Cecchetti qui joue ici un superbe Pleyel de 1848, cet enregistrement faisant appel à des instruments anciens. Les trois compères ont exploré le répertoire germanique, en particulier Hummel, Schubert, Mendelssohn et Schumann,

Trio Voces Intimæ
avant de se pencher sur Gouvy qu'ils abordent donc avec une expérience solide de certaines des sources qui nourrissent son inspiration ; ils me pardonneront de dire que jamais ils n'ont été aussi convaincants que dans ce disque dédié à un compositeur français, dans lequel les réserves que l'on pouvait formuler sur la relative timidité expressive dont ils avaient pu faire preuve par le passé s'évanouissent complètement. Ils nous livrent une lecture de grande classe, complètement maîtrisée mais très vivante, avec des contrastes creusés tout en étant toujours dosés avec une grande finesse, où l'écoute mutuelle et la complicité font mouche à chaque instant. Tout est ici chaleureux, fruité, la musique sait aussi bien avancer d'un pas conquérant que s'émouvoir et frémir, on sent une véritable envie de servir ces pièces en y mettant le meilleur de soi-même et cette jubilation qui n'a rien de tapageur finit par se révéler puissamment communicative pour l'auditeur. Ce qui aurait pu n'être qu'une réalisation de commande se révèle un accomplissement qui vous happe et vous entraîne à sa suite, tout émerveillé de la haute tenue des pièces proposées et de la ferveur avec laquelle elles vous sont offertes, et comme un bonheur n'arrive jamais seul, ce plaisir ne se dissipe pas au fil des écoutes, au contraire, la bonne trentaine que j'ai à mon actif peut en témoigner.

incontournable passee des arts
Vous l'aurez compris, je ne saurais trop vous recommander l'acquisition de ce disque qui vous permettra d'entendre des œuvres trop peu fréquentées et qui se place, aux côtés de l'intégrale des symphonies dirigée par Jacques Mercier (CPO, 2009-2013), au premier rang des réalisations consacrées à Gouvy, un musicien qui reste largement à réévaluer, ce à quoi on ne doute pas instant que le Palazzetto Bru Zane va continuer à s'employer. Il me reste à exprimer un regret, qui est celui que Voces Intimæ n'ait pas souhaité ou pu enregistrer une intégrale des cinq Trios avec piano qui aurait probablement été référentielle, et un espoir, celui de voir ces interprètes revenir très vite au répertoire français du XIXe siècle qui semble leur aller comme un gant. Se contenteraient-ils de nous offrir les Trios d'Onslow, de Saint-Saëns, voire, rêvons un peu, de Lalo, que notre reconnaissance leur serait assurée.

 

Théodore Gouvy Trios avec piano Voces Intimæ
Théodore Gouvy (1819-1898), Trios avec piano n°2 en la mineur op.18, n°3 en mi bémol majeur op.19, n°4 en fa majeur op.22

 

Trio Voces Intimæ

 

2 CD [durée totale : 59'36" et 29'46"] Challenge Classics CC72571. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

 

Extraits proposés :

 

1. Trio n°2 op.18 : [I] Allegro vivace

 

2. Trio n°3 op. 19 : [III] Adagio

 

3. Trio n°4 op.22 : [IV] Finale

 

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Gouvy: Piano Trios | Louis Théodore Gouvy par Voces Intimae

 

Illustrations complémentaires :

 

Théodore Gouvy vers 1860. Photographie © Institut Théodore Gouvy, que je remercie pour son aide précieuse.

 

La photographie de Voces Intimæ est de Georg Thum : wildundleise.de


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