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[Carte blanche] Ingrid Jonker, par Bernard Bretonnière

Par Florence Trocmé

[Carte blanche] Ingrid Jonker, par Bernard BretonnièreLe 24 mai 1994, lors de son discours d'investiture devant le premier parlement sud-africain élu démocratiquement, Nelson Mandela cite le poème d'Ingrid Jonker " L'enfant abattu par des soldats à Nyanga " (" L'enfant n'est pas mort... " - il s'agit d'un enfant noir tué par des militaires blancs). Il apparaît stupéfiant et incompréhensible qu'Ingrid Jonker, née en 1933 et décédée en 1965, ne soit pas mieux connue aujourd'hui en France. Ce n'est qu'en 2012 que les modestes éditions Le Thé des écrivains, en coédition avec Zootrope Films, publient le premier (et encore unique) recueil de cette poète afrikaaner qui écrivait en afrikaans (" d'une certaine manière la langue de l'oppresseur blanc " explique la Néerlandaise Paula van der Oest). Mince recueil de 43 pages - au regard d'une œuvre beaucoup plus importante - contenant treize poèmes traduits par Philippe Safavi et enrichis de très utiles commentaires par Simone Cilliers Venter (sa fille), Frédéric Boulleaux (illustrateur), Paula van der Oest (voir ci-après) et André Brink (son ami) Quelques mois auparavant, la réalisatrice Paula van der Oest avait consacré un long métrage, magnifique, magistral, à l'écrivain, Black Butterflies, distribué en France sous le titre Ingrid Jonker par Zootrope Films (sous-titré en français) où il passa (tout aussi inexplicablement) presque inaperçu (bande annonce du film). Carice van Houten (personnage principal de Black Book, film de Paul Verhoeven) y incarne superbement Ingrid Jonker.
La vie tourmentée, l'œuvre puissante et le destin tragique d'Ingrid Jonker rappellent de façon troublante ceux de sa contemporaine américaine Sylvia Plath (1932-1963). Toutes deux, douées d'une extrême sensibilité, se sont donné la mort peu après leur trentième anniversaire.
Ingrid écrit un premier recueil à treize ans, Na die somer (Après l'été), et publie Ontvlugting (La Fuite) à vingt-trois. Toute sa vie, elle va s'indigner et dénoncer la ségrégation raciale dans son pays en même temps qu'elle tente désespérément de se faire aimer de son père, député du parti national et président de la commission de censure du parlement qui défend rigoureusement l'Apartheid. Soutenue et aimée par les écrivains Jack Cope et André Brink, Ingrid Jonker voit son œuvre reconnue (obtenant notamment le Grand Prix des libraires, la plus haute récompense qu'un auteur de langue afrikaans pouvait alors espérer, et une bourse de la Anglo American Corporation pour son recueil Rook en Oker - Fumée et Ocre), mais ne convaincra jamais son père, Abraham, qui lui dénie tout talent, ne supporte pas son engagement contre la politique raciale du gouvernement et, scandalisé par ses écrits, va jusqu'à la répudier publiquement lors d'un débat parlementaire. De plus en plus fragile, Ingrid va sombrer dans la dépression et un déséquilibre psychique qui lui vaudra plusieurs hospitalisations.
Le 19 juillet 1965, à la nuit tombée, elle rejoint la plage la plage de Three Anchor Bay, à proximité immédiate de son appartement, entre dans la mer et se noie " sur la rive entre les herbes hautes et les herbes folles ", comme elle l'avait très précisément écrit, à seize ans, dans un poème.
D'Ingrid Jonker, personnalité profondément attachante, Jack Cope écrit qu'elle était rebelle, bohème, aventurière, " ne faisant aucune distinction entre la vie et la poésie ".
En 2004, à titre posthume, la médaille de l'ordre de Ikhamanga lui fut décernée pour sa contribution à la littérature sud-africaine et pour son combat en faveur des droits de l'homme ; le Prix Ingrid Jonker récompense les meilleurs jeunes poètes d'Afrique du Sud et une fondation, le Ingrid Jonker Trust, a été créée par feu Jack Cope.
" Si l'Europe peut compter Picasso et Guernica, l'Afrique du Sud peut compter Ingrid Jonker et L'Enfant de Nyanga. " (Frédéric Boulleaux)
" L'enfant n'est pas mort ni à Langa ni à Nyanga
ni à Orlando ni à Sharpeville
ni au commissariat de Philippi
où il gît une balle dans la tête
[...]
l'enfant qui voulait simplement jouer au soleil à Nyanga est partout
l'enfant devenu homme arpente toute l'Afrique
l'enfant devenu géant voyage dans le monde entier
Sans laissez-passer. "

[Carte blanche] Ingrid Jonker, par Bernard BretonnièreIngrid Jonker, L'Enfant n'est pas mort. Treize poèmes.
Illustrations de Frédéric Boulleaux. Traduction de Philippe Safavi. Préface de Simone Cilliers Venter. Postfaces de Frédéric Boulleaux, Paula van der Oest (réalisatrice du film Ingrid Jonker) et André Brink. Collection " Poésie "dirigée par Georges-Emmanuel Morali. Éditions Le Thé des écrivains, en coédition avec Zootrope Films, 2012.ISBN 2-9155265-08-9
9782915265088
bio-bibliographie d'Ingrid Jonker
Anthologie permanente du vendredi 17 janvier 2014
Un poème de Bernard Bretonnière dédié à Ingrid Jonker
Ingrid Jonker

à la mémoire de Marie-Christine et pour Paula van der Oest, réalisatrice de Black Butterflies
Ingrid fume
Ingrid souffre
Ingrid boit
Ingrid baise
Ingrid aime
Ingrid crie
Ingrid écrit.
Ingrid chante
Ingrid danse
Ingrid tremble
Ingrid est avec
Ingrid est contre
Ingrid rit
Ingrid écrit.
Ingrid lève les poings
Ingrid se tape la tête contre les murs
Ingrid trompe
Ingrid casse
Ingrid épuise
Ingrid désobéit
Ingrid écrit.
Ingrid joue
Ingrid risque
Ingrid se perd
Ingrid enfante
Ingrid avorte
Ingrid vit
Ingrid écrit.
Ingrid hurle
Ingrid s'indigne
Ingrid dénonce
Ingrid se bat
Ingrid frappe
Ingrid supplie
Ingrid écrit.
Ingrid regarde vers la tombe
Ingrid est folle
Ingrid a raison
Ingrid se mutile
Ingrid n'écrit plus
Ingrid n'en peut plus
Ingrid se noie.
Bernard Bretonnière
Bezons, 23 mars 2013

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