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La Clé aux âmes

Par Laporteplume

La Clé aux âmes
Je vous l'avais promis... le voici, cet extrait de mon nouveau roman, La Clé aux âmes. Une partie du premier chapitre... Bonne lecture !    -Cet enfant est mon neveu, chère Mathilde ! Faut-il que je vous le rappelle ? J’aurais même pu être son parrain si vous lui aviez fait donner le baptême.
Victor regardait sa belle-sœur par-dessus ses fines lunettes cerclées d’acier.
-J’aurais dû l’être ! Si vous n’aviez pas ces idées…
Il chercha ses mots. D’ordinaire si sûr de lui, il donnait soudain l’impression de manquer de vocabulaire, comme toujours quand il s’apprêtait à balancer une vacherie. Il avait refusé de s’asseoir.
-Ces idées… imbéciles ! Je dirais même… criminelles !
Il bouscula une chaise qui couina sur le parquet, la repoussa d’un geste vif.
Assise en bout de table, bras croisés, Mathilde attendait la fin de l’avalanche. En face d’elle, debout comme son mari, Alix, ci-devant de Saint-Prancher, malmenait son manchon de zibeline. Gantées d’agneau blanc finement surpiqué, ses mains délicates pétrissaient la fourrure.
-Asseyez-vous donc, ma chère Alix. Vous me faites mal de rester ainsi debout ! lui glissa Mathilde d’une voix calme qui parut ajouter de l’agacement à l’irritation de Victor.
Alix tira une chaise, écarta les pans de son manteau, arrangea les plis de sa robe, s’assit du bout des fesses.
-Comment peut-on admettre tout ce que racontent les bouffeurs de curé ? Pouvez-vous me dire ? Elle en a de bonnes, votre religion de la liberté qui voudrait faire croire que tout le monde pourrait tout faire, et… n’importe quoi ! Et cette égalité que vous mâchonnez en permanence comme de la guimauve. Savez-vous ce que disait Hugo lui-même, votre demi-dieu mécréant, de cette égalité ?
Il se planta devant la fenêtre, dos tourné à la lumière. Mathilde ne voyait plus que sa silhouette rongée par un cru soleil d’hiver.
-Il dit : « Une égalité d’aigles et de moineaux, de colibris et de chauves-souris, qui consisterait à mettre toutes les envergures dans la même cage, et toutes les prunelles dans le même crépuscule, je n’en veux pas.[1] »
Il savoura son effet, rajusta sa cravate de soie nouée à la sauvage domestiquée, se rapprocha de la table. Mathilde se dit qu’il avait dû passer un temps fou à chercher dans toute l’œuvre de Hugo, publiée ou inédite, les mots qui le poseraient comme un sage.
Il avait vieilli. Son corps s’était épaissi. Quant il souriait, il donnait davantage l’impression de vouloir mordre que de s’apprêter à dire des mots aimables. Son front s’était dégarni. Il en usait comme d’un outil de séduction en se le frottant souvent de la paume, à la manière d’un intellectuel. Il donna un coup d’œil circulaire à la pièce.
-D’ailleurs… où est-il, cet enfant ?
-A son cours de violon !
Mathilde avait répondu sans hésiter, de sa voix assurée de maîtresse d’école. En face d’elle, Alix malmenait toujours son manchon. Elle crut voir passer dans son regard une lumière fugitive.
-Cours de violon ! Vous ne lui avez pas trouvé d’autre activité que de gratter des peaux de chat pour faire du bruit ? Ce n’est pas le crin-crin qui le nourrira, croyez-moi ! Ce n’est pas avec ça qu’il trouvera une place honorable dans la société. Des cours d’architecture ou de physique appliquée lui seraient plus utiles !
Il tira une chaise, s’assit à côté de sa femme qui s’écarta.
-Que voulez-vous donc en faire ?
-Ce qu’il voudra être !
Il prit un air outré.
-Depuis quand les enfants décident-ils de ce qu’ils seront ? C’est la responsabilité des parents de choisir pour eux, en fonction de leur conception de la réussite sociale, et des attentes du pays. La volonté de réussite n’est pas votre fort, je le sais, hélas. Vous avez partagé ce manque d’ambition avec mon frère -paix à son âme !-, mais ce n’est pas une raison pour continuer avec mon neveu. Quant aux attentes du pays… ce ne sont pas les saltimbanques qui reconstruiront notre Lorraine d’après-guerre ! Nous avons besoin d’architectes, d’ingénieurs, de techniciens, de gens capables de rebâtir des maisons, de redessiner des villes ! La musique peut attendre ! Il y aura toujours bien assez de dilettantes pour taper sur un piano ou souffler dans une trompette… trop même !
Alix avait rentré la tête dans les épaules. La mode des cheveux coupé ne l’avait pas encore atteinte. De son chapeau tenu par un ruban de satin noué sous le menton, coulaient de longues boucles argentées qui frémissaient à chaque levée de ton de son mari.
-Mon neveu… je m’occuperai de lui !
Il posa les mains à plat sur la table, comme pour en prendre possession, sa manière à lui de marquer son territoire.
-Je dois bien cela à mon frère !
Jusque là, Mathilde avait dompté ses poussées de colère. Mais l’évocation de la guerre par Victor avait fait remonter de telles images dans sa tête, rallumé de telles souffrances, qu’elle se sentait sur le point d’exploser. 
-C’est mon fils qui décidera de son propre avenir. Personne d’autre !
-Décidément, vous êtes buttée, ma chère belle-sœur. C’est une idée fixe ! Réfléchissez un peu, que diable ! Observez le monde qui nous entoure. Y voyez-vous de la place pour des violoneux, des poètes, des barbouilleux ? Nous sortons d’une guerre terrible et…
Il dut sentir qu’il s’engageait dans une voie scabreuse avec cette évocation trop appuyée de la guerre, conclut en baissant un peu le ton :
-Vous en savez quelque chose, ma chère Mathilde, avec la mort de mon frère, voilà deux ans, des suites des gaz respirés dans les tranchées !
Si elle en savait quelque chose, Mathilde ! Elle serra les dents et les poings. Il prit ses aises, s’accouda à la table.
-Seule, avec cet enfant, rien ne va être facile pour vous. Ce n’est pas avec votre traitement d’institutrice que vous allez pouvoir lui faire une situation. Alors que nous…
Il jeta un coup d’œil sec à sa femme.
-Alix est stérile ! Nous n’aurons jamais de descendance…
En bout de table, sous le chapeau à ruban de satin, encadré de longues boucles argentées, le visage s’était soudain fermé.
-Un problème médical… de femme ! Alors, nous avons pensé que Paul pourrait venir vivre chez nous à Nancy, que nous pourrions l’inscrire dans l’un des meilleurs cours privés, Saint-Sigisbert par exemple, ou La Malgrange, puis dans une école d’ingénieurs. Nous le traiterions comme notre fils, exactement comme notre fils.
Il avait joint les mains, croisé lentement les doigts.
-Telle est notre proposition, ma chère belle-sœur, la meilleure et la plus sûre voie de réussite pour cet enfant. Bien sûr, vous pourrez le voir aussi souvent qu’il vous plaira, mais chez nous, pas ici, car il perdrait trop de temps dans les voyages. Nancy-Mirecourt, même par le train, c’est long. Alors que vous… faire ce déplacement vous divertira.
Il se tut.
Tête baissée, Alix semblait regarder fixement ses gants agrippés à la fourrure du manchon. Le chapeau dissimulait son visage.
Six heures tombèrent de la tour de l’église proche.
Victor jeta un nouveau coup d’œil à sa femme, prit un air pressé. Il se redressa.
-Et puis, pourquoi ne pas tout vous avouer maintenant ?  Notre projet va plus loin que ce que je viens de vous dire.
Alix leva la tête. Pâle. Très belle. Son regard avait quelque chose de tragique.
-Voilà ! Je vous ai confié que ma femme est stérile. Un problème de trompes rompues, obturées, d’ovaires paresseux, d’utérus trop étroit ou trop sec… les médecins pataugent ; aucun n’a su trouver pourquoi son ventre est mort. Mais le résultat est là, définitif : à cause de cette défaillance, nous n’aurons pas d’héritier direct ! Alix est fille unique. Sans enfant mâle, son nom s’éteint. Or les Saint-Prancher ne sont pas n’importe qui ! Ce nom a survécu aux tragédies de tous les temps, il doit survivre à une infirmité. Je vous entends penser que, parce que la loi l’interdit aux femmes -entre nous, c’est l’un des excellents héritages de la règle dynastique !- elle n’aurait pas pu le transmettre ! Je vous réponds que c’est vrai, sauf dans le cas d’un nom prestigieux menacé d’extinction. Et puis… j’ai des relations, jusqu’au Conseil d’Etat qui ne s’y serait pas opposé. Les de Saint-Prancher ont tellement écrit l’histoire de notre pays depuis des siècles que la justice et l’Etat-civil se seraient adaptés… qu’ils s’adapteraient…
Il ne quittait pas des yeux le visage impassible de Mathilde.
-…qu’ils s’adapteront ! J’en ai la certitude. Encore faut-il un garçon pour porter ce nom prestigieux.
Il marqua une courte pause, prit ses grands airs de directeur général des services techniques de la Ville de Nancy.
-Nous avons décidé d’adopter Paul !
Très calme, Mathilde se leva, choisit dans le buffet ses plus beaux verres, les disposa sur la table, tira le bouchon de la bouteille d’eau de vie dont le bon  parfum de mirabelle s’exhala aussitôt dans la pièce, emplit les verres.
Victor cherchait dans le regard de sa femme des traces d’admiration et de respect. Ne venait-il pas d’emporter une partie loin d’être gagnée d’avance ? Alix n’avait pas lâché son manchon. Au tragique de son regard, s’ajoutait maintenant de la douleur. Il fit mine de ne pas s’en apercevoir, s’abandonna au plaisir d’avoir convaincu sa belle-sœur. Paul serait bientôt chez eux. Dès le retour en ville, il fera réserver une place pour lui à La Malgrange… la discipline y est réputée plus sévère qu’ailleurs, mais c’est aussi l’établissement qui affiche les meilleurs résultats. Et, n’est-ce pas là que bien des plus beaux esprits de Lorraine ont fait leurs études ? Maurice Barrès, par exemple, qui a eu droit, voilà deux ans, à des obsèques nationales, Louis Madelin devenu ministre, François de Wendel le grand patron maître de forges… excusez du peu ! Tiré des griffes des socio-communistes, ce neveu entrera ensuite dans une grande école technique qui le mènera vers une belle carrière d’architecte ou d’ingénieur en chef. Il en aura fait son fils porteur d’un nom qui lui ouvrira toutes les portes de la belle société et des cercles les plus influents, un nom qu’il aura complété du sien, accompagné d’un prénom composé, unique concession à son père biologique : Paul-Clément Delhuis de Saint-Prancher.
Il leva son verre, le porta à son nez, en huma le contenu, lâcha :
-Quel bonheur, cette mirabelle ! Elle me rappelle mes grands-parents de Fontenay, vous n’avez pas connu… Désiré Dieudonné, le maire…
-Je n’ai connu que ceux d’Aydoilles ! répondit Mathilde d’une voix claire, Hermance et Justin. Je les aimais bien.
-Pas pareil ! bougonna Victor en levant son verre. Allons, buvons à cette bonne décision, et à l’avenir de Paul.
-Buvons, répondit Mathilde. Elle allait porter le verre à ses lèvres quand elle le reposa sur la table.
Tête baissée, Alix empêtrait toujours ses mains gantées dans la fourrure du manchon.
-Buvez, et goûtez bien cette mirabelle, Victor ! Surtout, appréciez-en toutes les saveurs, tous les goûts, toutes les invitations au bonheur…
Elle leva son verre.
Victor vida le sien d’un trait, garda longtemps la mirabelle en bouche, la fit rouler autour de la langue, que toutes les papilles, toutes les muqueuses en soient ravies, l’avala.
Alors Mathilde jeta violemment son verre par terre.
-C’est la dernière eau-de-vie que vous venez de boire chez moi, Monsieur ! Jamais, vous m’entendez, jamais vous ne remettrez les pieds dans cette maison ! Et je vous interdis d’essayer d’entrer en relation avec mon fils. Je vous interdis même, si toutefois vous en aviez l’improbable envie, d’aller un jour sur la tombe de Clément, son père, votre frère ! Votre seule présence dans le carré militaire du cimetière de Mirecourt lui serait une injure. Maintenant sortez !
Alix n’avait pas bougé. Elle leva les yeux, adressa un timide sourire à sa belle-sœur, se leva, se dirigea vers la porte.
-Allons, sortez !
Cloué sur sa chaise, pâle comme un linceul, Victor ouvrit la bouche. Aucun son n’en sortit.
-Dehors !
Gilles Laporte La Clé aux âmes  Presses de la Cité-Terres de France-01/2014



[1] Victor Hugo - Pierres - 1869

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