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Billet de L’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 19 janvier 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

« Bonjour, Sarah, je vais faire des courses.  La liste est sur la porte du frigo. »DSCN4975

À peine entrée, je croise la patronne qui sitôt s’esquive en coup de vent.  Et moi, tout de go, je m’empresse d’enlever bottes et manteau, et de courir à la cuisine.  Ce matin, derrière la fenêtre couverte de givre, on aperçoit le bleu du ciel, la radio joue un air des Fêtes et je constate comme de coutume que ma liste s’est allongée.  Et me voilà, encore une fois, perdue dans cette immense maison, à ne plus savoir où donner de la tête, à me demander par où commencer.

Jeune femme fiable, assidue et dynamique

ferait ménage dans maisons privées

Tout avait pourtant bien débuté.  Une petite annonce placée dans le journal local.  Rédigée en désespoir de cause.  Comme on lance une bouteille à la mer.  Jusqu’ici, côté travail, j’avais été plutôt choyée.  Je me flattais en me disant qu’au contraire de mes compagnes de classe qui, aussitôt atteint l’âge légal, quittaient l’école pour la facterie*, moi, au moins, j’avais étudié.  Pétrie d’orgueil, j’attribuais ma chance à ma grande persévérance et à ma volonté.  Tant et si bien que lorsque la boîte a fait faillite, moi j’ai pris une sacrée débarque**.

Bon, inutile de larmoyer !  Je me suis vite retroussé les manches en me disant qu’en plaçant cette annonce j’aurai, au moins, tenté quelque chose.  Et qui sait ?  Avec cinq ou six clients par semaine, je pourrais peut-être, un jour, me mettre à mon compte…  Et finalement ça a marché !

Les premières semaines furent plutôt chaotiques.  Il faut bien prendre le temps de s’habituer aux horaires, à la routine, aux exigences de chaque client.  Mais on finit par s’adapter.  Et puis à prendre de la vitesse.  Surtout si on travaille à forfait et qu’on voit, un peu plus chaque semaine, s’ajouter à l’ordinaire, des tâches diverses en extra.  Pour le même prix.

Cette semaine, tout doit être impeccable.  Tout doit briller du plus beau lustre…  Fenêtres, miroirs et plafonniers, cristal, porcelaine et argenterie…  Laver les deux nappes en dentelle, les linges de table et nettoyer la coutellerie…  C’est pour une grande occasion…  Faudrait passer l’aspirateur sur tous les fauteuils du salon…  Et puis ne pas oublier la lessive…

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Et c’est en séparant le blanc des couleurs que j’ai entendu la nouvelle.  Dans une ville au bout du monde, quelque part en Inde ou au Bangladesh, désertant leurs ateliers de misère, des milliers de femmes et d’enfants sont aujourd’hui descendus dans les rues, bien décidés à faire la grève.  Et moi, en apprenant la nouvelle j’ai eu soudain envie de crier.  Mais toute seule, dans cette immense maison je me suis tout de suite ravisée.  Car il est triste, croyez-moi, d’entendre l’écho de sa propre voix scander toute seule et dans le vide : So-So-So-Solidarité !  Et en lisant les instructions de lavage sur les chemises, les robes et les pantalons, j’ai songé à toutes ces mains invisibles, ces mains de femmes, ces mains d’enfants, qui chaque jour, dans le bruit des machines et la chaleur des ateliers, s’appliquent à assembler manches et cols aux chemises et à coudre robes et pantalons.  Sans cesse forcés d’aller plus vite pour enrichir quelques patrons.

J’en ai encore pour quelques heures avant de rayer sur ma liste toutes les tâches accomplies.  Derrière la vitre couverte de givre, je vois déjà pâlir le jour.  Et je me dis que pour le reste, il me faudra, une fois encore, faire vite et bien.  Avant de pouvoir, enfin, enfiler bottes et manteau et disparaître du décor.

* Facterie : manufacture, filature

** Débarque : dégringolade

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée àla fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à

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 force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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