Sans s'interdire la littérature française, les Editions Baker Street publient majoritairement des auteurs anglais et américains traduits en français, ainsi que des documents, en affirmant la volonté de favoriser les échanges entre les arts, en permettant aux livres de dépasser leur médium d’origine pour trouver des déclinaisons ailleurs, à travers des expositions, concerts, lectures, tables rondes, pièces de théâtre ou encore la vente des droits pour le cinéma, afin de prolonger et diversifier la vie du livre.
C'est dans cet esprit que Cynthia Liebow, a organisé au Théâtre du Gymnase, les 9 et 10 janvier prochain, deux soirées de lecture et de chanson avec la participation de l'auteur, Eva Rice, venue spécialement à Paris, et son mari, Pete Hobbs, musicien dans le groupe anglais "The Boy Least Likely To", aux côtés des comédiens français Antonio Interlandi, Irène Jacob, Jérôme Kircher, Bruno Putzulu, et Nathalie Roussel.
Je savais que Gérard Collard, qui pilote une des trente librairies les plus importantes, le considérait comme l'un des meilleurs livres de détente de l’année et je me réjouissais de l'annonce de la réimpression. Il n'empêche que malgré l'intérêt suscité par le livre, déjà positionné à la 46 ème place parmi les 100 meilleures ventes "jeunesse" sur Datalib, je n'avais pas jusque là été particulièrement attirée.
Peut-être avais-je perdu mon âme de midinette, ou n'étais-je pas suffisamment anglophile ou nostalgique des années de gloire du pop et du rock. J'avais ouvert et refermé le roman et il a fallu que je fasse un effort pour poursuivre. J'ai parfaitement compris pourquoi : la couverture vise un public très jeune, et surtout il manque un certain nombre de clés à un lecteur français pour en apprécier les premiers chapitres.
Quand on ne partage pas les références culturelles d'un auteur on perd un quart de la communication. Et qu'on ne me dise pas qu'il faut lire le roman d'une main et taper sur le clavier de son ordinateur de l'autre pour éclaircir tout ce que l'on ne comprend pas ... comme où se trouve la Cornouailles, qu'est-ce que cette région a de particulier comparativement au Sussex ou au Devonshire ... quels sont les attributs du style victorien ...
Pour vous aider je vais vous livrer mes recherches à propos de lieux ou de noms de personnages que vous rencontrerez au fil de votre lecture. D'abord je vous rappellerai que Baker Streeet est la rue où habite Sherlock Holmes (bien que ce soit un personnage de fiction). Capability Brown (1716 - 1783), est considéré comme "le plus grand jardinier d'Angleterre", un peu à l'instar de Le Nôtre. Sir Nikolaus Pevsner (1902 - 1983), critique et historien de l'art, particulièrement de l'architecture et du design, britannique né allemand, a réalisé une œuvre magistrale sur le patrimoine architectural de l'Angleterre, comté par comté, en 46 volumes entre 1951 et 1974. Alma Cogan (capable de mettre en transes une jeune fille p. 33) est une chanteuse très en vogue dans les années 60, qui fut l'amour secret de John Lennon. Spike Milligan (p. 149) était un homme de spectacle irlandais. Mary Quant (née en 1934) est la créatrice de la mini jupe. Laurent Voulzy lui avait d'ailleurs dédié une chanson : Ma vie a chaviré à cause d'une couturière / Plus longues sont les jambes des élèves de première : Hommage à Mary Quant qui a découvert les jambes des femmes.
L'expression (p. 53) sourire comme un chat de Cheshire ne nous dit pas grand chose, même si on songe à Alice au pays des merveilles alors qu'en Angleterre on l'emploie très couramment. "To grin like a Cheschire cat" s'applique à toute personne qui montre ses dents et ses gencives en souriant.
Je me serais crue dans une scène tirée de Jill's Gymkhana (toujours p. 53). Le titre a beau être en italiques, cela ne me parle pas davantage que si je faisais allusion à la série des Martine à des lecteurs anglais. Je ne savais pas que l'auteur, Ruby Ferguson, 1899-1966, avait écrit une série de 1949 à 1962.
Quand on lit (p. 156) qu'il y a un Nathan Detroit à chaque coin de rue de New York on ne peut pas comprendre de quelle allusion il s'agit si on ignore la comédie musicale américaine créée à Broadway en 1950, intitulée Blanches colombes et vilains messieurs (Guys and Dolls). Le personnage principal, Nathan Detroit proposait à Sky Masterson le pari de séduire la première jeune femme qu'il lui montrerait et de l'emmener dîner à La Havane.Eva Rice elle-même serait perdue si on lui parlait du style haussmanien, lequel évoque immédiatement chez tout parisien un type de bâtiment particulier. Pour preuve, son héroïne envisage d'acheter une maison (j'ai souri) à coté des Champs-Elysées. Or, si ce type d'habitat est courant à Londres, on vit à Paris majoritairement en appartement. Les seules maisons que je connaissent sont dans des allées privées et cachées, du XIII° ou du XIV° arrondissement, voire du XX°. Dans le centre ne subsistent que quelques hôtels particuliers.
Ce qui est complexe pour un lecteur français c'est de démêler ce qui est vrai (et qui mérite alors qu'on fasse une recherche pour en savoir plus) de ce qui est purement inventé. Je n'ai pas trouvé trace du manoir de Trellanack, ni de Napier House, la maison victorienne de Chelsea (j'ai appris depuis que Eva Rice s'est inspirée de Sambourne House à Kensington, qui est l'une des dernières maisons victoriennes encore préservées), pas davantage certains personnages clés comme Billy Laurier (p.113), supposé être le fondateur de la maison de disques Bilco Records (absent d'Internet).
Toujours est-il que je suis allée à une des soirées particulières et que j'ai été conquise. Les comédiens ont lu quelques extraits en les interprétant avec finesse, et en alternant les personnages de manière très vivante. Ils ont pioché les meilleurs moments, et la soirée s'est clôturée sur la chanson fétiche du livre, par Eva Rice personnellement.
Je serais curieuse de connaitre l'avis du jury de The Voice car elle a un beau talent. Je n'ai pas trouvé d'enregistrement fait par elle et c'est donc celui de Lauren Austin que l'on entend sur son site que j'ai placé à la fin du billet mais très franchement l'interprétation d'Eva sur scène était supérieure. Je ne suis pas certaine qu'elle en ait conscience parce qu'elle est extrêmement réservée.
La musique est un des thèmes majeurs en toute logique car Eva Rice a toujours baigné dans ce milieu. Et il est dommage (encore un regret) que n'y figure pas la liste des références musicales, le fin du fin étant un CD avec ces musiques "additionnelles" comme on dit au cinéma. Y réfléchira-t-on pour la 3ème réédition ?
Il y a sur le site de l'auteur une page spéciale mais qui est largement incomplète, sans Dreamboat d'Alma Cogan, Over the rainbow par Judy Gardland dans le Magicien d'Oz, l'Arrivée de la Reine de Saba de Haendel (p.120), Say a prayer for me tonight, du film Gigi (p. 122) interprétée par Betty Wand (voix chantée de Leslie Caron), Brian Jones ... ni aucun des titres du premier album éponyme des Rolling Stones.
Vous aurez deviné que le personnage principal deviendra une chanteuse célèbre mais ce n'est qu'une partie minime de l'histoire. La 4ème de couverture est d'ailleurs très précise :
Tara, adolescente un peu fantasque dont l’enfance a été assombrie par la mort tragique de sa mère, vit avec son père vicaire et ses sept frères et sœurs dans un presbytère de Cornouailles. Quand, lors d’un mariage, elle est remarquée par un producteur de disques pour sa belle voix, sa vie tranquille de jeune provinciale va basculer. Bientôt, accompagnée de sa sœur Lucy – ravissante jeune femme qui brise tous les cœurs mais qui ne rêve que de vieilles pierres –, elle partira pour Londres où elle enregistrera un disque, connaîtra le succès artistique en même temps que ses premiers amours avec un photographe de mode. Les deux filles seront plongées dans le bouillonnement culturel du Londres des « Swinging sixties ». Lucy va même se rapprocher d’un certain chanteur et joueur d’harmonica qui deviendra par la suite l’une des plus grandes icônes de l’histoire du Rock.Le sens que l'on veut donner à sa vie est un des autres thèmes. Ce qu'Eva Rice décrit avec beaucoup de finesse, c'est la complexité des sentiments. J'avais noté ce qu'avait ressenti Tara après sa première rencontre avec le charismatique Inigo Wallace (sans doute parce que ce moment a été voulu essentiel par l'auteur) : "... Les pages de l'article... étaient tout froissées. J'en respirai l'odeur, un mélange d'encre et de carotte, et à mesure que je lisais, j'eus le sentiment que quelque chose avait changé à jamais, s'était transformé irrémédiablement. Mais je ne savais pas quoi. " (p. 39) Ces mots trahissent parfaitement son état intérieur. Ce fut un des extraits retenus pour les soirées. J'ai appris ensuite que c'était la phrase préférée d'Eva Rice. Comme quoi nous pouvons être sur la même longueur d'onde.
Tout en échafaudant les péripéties de Tara, de ses soeurs (en particulier la séduisante Lucy) et de ses amies, Eva Rice chronique plusieurs moments forts dans l’histoire de la musique, et de l'architecture. Elle-même s'est découvert une passion récemment pour les bâtiments, leur histoire et leur préservation, y compris si leur "beauté" n'est pas évidente.
Elle démontre en quelque sorte que même ballotés par nos incertitudes, surtout amoureuses, nous n'aurons pas gaspillé notre temps inutilement si l'on s'est passionné pour quelque chose.
Je n'ai en tout cas pas le sentiment d'avoir perdu le mien en lisant ce roman qui m'a plongée dans une Angleterre que je connaissais mal. Et s'il y a une adaptation cinématographique je ne serai pas la dernière à aller la voir.
Londres par hasard, de Eva Rice, Editions Baker Street
20 Rue des Grands Augustins 75006 Paris01 53 10 17 70