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Anne Sylvestre à la Cigale - 60 ans de carrière

Publié le 20 janvier 2014 par Marc Villemain

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Contrairement à une bonne partie de son public, je n'ai vraiment connu Anne Sylvestre qu'en devenant adulte. J'avais bien dans l'oreille, enfant, les accords que ma grande soeur, dans sa chambre, égrenait, et je connaissais le visage de cette dame qui, sur les pochettes des 33 tours, avait déjà l'âge de ma mère, mais voilà, je n'ai pas été élevé dans ses fabulettes. Plus tard, parce qu'on tirait peut-être un peu trop son nom du côté de l'engagement féministe, je m'en suis détourné : non que le combat féministe me posât le moindre problème, cela va sans dire, simplement, et à quelques exceptions près, n'ai-je jamais vraiment été attiré par la chanson dite engagée ; chez Ferrat, chez Ferré, j'aime, bien sûr, Potemkine et Allende, j'aime Le Bilan et lls ont voté et puis après ?, mais j'aime surtout ce qui, chez eux, contourne la tentation d'un engagement par trop littéral, ou explicite. Je les préfère lorsque les choses sont plus enfouies, plus tenues, car alors la distance, la poésie et l'humour (y compris l'humour sur soi) peuvent advenir. J'aime lorsque Barbara chante Regarde, mais je sais que je l'aime alors pour des raisons qui ne sont pas expressément liées à son génie propre. Il est indiscutable, en musique comme dans tout autre art, qu'une oeuvre engagée peut donner lieu au plus grand chef-d'oeuvre ; simplement, je peux parfois regretter que ce caractère recouvre un parcours ou une oeuvre qui, le plus souventn déborde amplement du politique. Je suis d'ailleurs à peu près certain que la plupart des artistes qui, à un moment donné, ont usé de leur art pour prendre parti, et quelle que soit la justesse de leur cause, souffrent parfois eux-mêmes de cette relative réduction de leur art, car c'est d'abord l'amour de la musique et des mots qui les a conduits à la chanson, qui donne à leur oeuvre un caractère atemporel et lui fait traverser les générations, non les combats auxquels ils ont pu se rallier. Il ne s'agit pas, bien sûr, de trancher entre l'artiste engagé et l'artiste poète, puisque aussi bien leur oeuvre forme un tout, mais de souligner que si certains artistes traversent le temps et restent dans l'oreille collective en raison de leurs textes les plus militants, ce n'est alors par définition pas pour la qualité de leur art mais pour ce que, à un moment précis, ils ont pensé et dit. Hier, à la Cigale, tandis que dans les rues de Paris défilaient ceux qui soutiennent le gouvernement espagnol dans sa volonté de limiter sévèrement l'interruption volontaire de grossesse, une spectatrice a demandé à Anne Sylvestre de chanter Non tu n'as pas de nom (A supposer que tu vives / Tu n'es rien sans ta captive / Mais as-tu plus d´importance / Plus de poids qu'une semence ? / Oh, ce n'est pas une fête / C'est plutôt une défaite / Mais c'est la mienne et j'estime / Qu'il y a bien deux victimes) : à quoi la chanteuse, admettant que c'était d'actualité, répondit pourtant que non, justement, et qu'elle ne chantait pas "à la carte". Manière de dire qu'elle est d'abord une chanteuse, que son oeuvre est d'abord poétique, et que si elle mêle parfois sa voix aux batailles, elle chante d'abord ce qui, de la vie, est le plus fragile. Le concert débute d'ailleurs avec Sur un fil : Je suis le funambule et j´aborde mon fil / Je le connais par cœur mais ce n´est pas facile / Je suis toujours fragile et puis la terre est basse / Je pense que mon fil, se pourrait bien qu´il casse / Que j´ai peut-être peur ou bien peut-être pas / Et puis que je vous aime, vous qui êtes en bas / Que vous m´aimez peut-être, ou que je veux y croire / Qu´il me reste mon cœur et toute ma mémoire.

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La chanson donne donc le ton de ce concert lors duquel Anne Sylvestre va jouer l'intégralité de son nouvel album (Juste une femme), auquel s'adjoignent des chansons aujourd'hui presque hors d'âge, et d'autres qui, peu ou prou, sont devenues des classiques de la chanson française. Mais ce qui frappe n'est pas tant son répertoire qu'Anne Sylvestre elle-même, capable de toutes les émotions, et de les susciter toutes. Tout le monde rit de bon coeur lorsqu'elle chante Les grandes ballades, Langue de pute, La vaisselle ou Des calamars à l'harmonica, mais dans la seconde qui suit les peaux sont à fleur dès qu'elle entonne Le lac Saint-Sébastien, Pour un portrait de moi ou Ecrire pour ne pas mourir, tandis que quelque chose d'un peu plus orageux (et engagé, pour le coup) sourd avec Juste une femme. Ce qui frappe, c'est que cette dame qui s'apprêter à passer les quatre-vingt ans (ce qui ne se voit guère) demeure aussi joueuse et alerte, que la facétie lui aille toujours aussi bien que la tristesse ou la gravité. Il y a bien quelques trous de mémoire, mais on pourrait presque les croire délibérés tant elle sait s'en amuser, les contourner, décider dans un sourire de tout reprendre depuis le début ou d'improviser quelque onomatopée pour retomber sur ses pattes, tandis que derrière, trois musiciennes de très haut vol (Nathalie Miravette au piano, Isabelle Vuarnesson au violoncelle, Chloé Hammond aux clarinettes) la suivent à la perfection dans ses méandres, comme elle imperturbables et se jouant de tous les aléas. C'est d'autant plus remarquable que les mélodies chez Anne Sylvestre sont toujours très difficiles à accrocher, qu'elles ne se donnent jamais facilement, en plus d'être assises sur une composition et une orchestration autrement complexes que ce que recouvre en général l'expression chanson française : c'est un authentique trio classique qui se met ici au service de la chanteuse et de ses textes, avec tout ce que cela induit de jeu, de nuances, d'emportements et de précision.

Bref, Les rescapés des fabulettes, conquis à l'avance, sont venus en nombre pour applaudir une Anne Sylvestre inaltérable, égale à même, toute en humeur, douceur et espièglerie ; et certainement ont-ils été heureux d'apprendre que ce concert était enregistré et qu'il donnera prochainement lieu à un disque "vivant". Public nombreux, donc, mais plus très jeune, il faut bien dire, le plus novice des spectateurs étant probablement mon fils de onze ans - qui lui non plus ne connaît pas les fabulettes, et regretta seulement qu'elle n'ait pas chanté Les gens qui doutent. Quant à moi, il m'aura donc fallu grandir, voire vieillir un peu, pour comprendre et épouser ce qui causait tant d'émotions à ma femme, et écouter enfin ce à côté de quoi j'étais passé.

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