Il est tellement plus commode de partager le monde entre d'un côté les bons et de l'autre les méchants. Excepté que, dans la vraie vie, c'est tout faux. Ainsi il y avait dans la guerre en ex-Yougoslavie, selon les médias occidentaux, les gentils Croates et les criminels Serbes...
Pourtant, pendant les heures les plus sombres de notre histoire, les gentils Croates avaient été du côté des nazis... mais il faut croire que la mémoire des hommes est sélective et qu'elle varie au gré des circonstances.
Et puis, il ne faut jamais oublier que l'histoire officielle est toujours celle des vainqueurs... et qu'il existe parfois même
des lois pour empêcher de la contredire.
Dans son roman, Le miel, Slobodan Despot montre des Serbes à visage humain - eh oui
ça existe -, avec leurs défauts et qualités. Quelle impudence!
Le narrateur souffre d'une douleur au ventre. Après avoir envisagé une appendicite, puis un cancer du côlon, les médecins se proposent de l'en guérir par une cure de six mois, lourde et incertaine.
Au lieu de quoi, il se rend chez Vera, une herboriste, qui soigne ses patients avec des remèdes qui sont tous à base de miel - elle en consomme dix kilos par mois! Et elle va dissiper son mal "en six jours de diète et de conversations emplies d'une joie rentrée"...
Au cours de ces conversations, Vera va lui raconter comment, n'écoutant que son bon coeur, elle est venue au secours d'un vieil homme, Nikola K., que son fils cadet, Vesko le Teigneux, insultait et menaçait physiquement parce que leur véhicule était tombé en panne à cause de son trop lourd chargement de miel.
Ce bienfait, qui avait mis Vera dans l'embarras financier, ne fut pas perdu. Quelque temps plus tard, alors qu'elle était sur le point de fermer boutique en raison d'une pénurie de miel, elle eut la bonne surprise de recevoir de la part du vieil homme un bidon de cinquante kilos de miel.
En fait, le Vieux était apiculteur. Quand elle l'avait rencontré avec son fils Vesko, ils revenaient de la Krajina dont tous les habitants serbes avaient fui, à l'été 1995, leurs personnes n'étant plus en sécurité. Seul Nikola et quelques vieillards étaient restés.
L'aîné des fils de Nikola, Dusan, avait rejoint en 1991 l'armée de la République de Krajina serbe:
"Il se distingua suffisamment par sa bravoure pour figurer sur la liste des criminels de guerre dressée par le camp d'en face."
Quatre ans plus tard, il demandait piteusement à son frère cadet de l'accueillir chez lui, à Belgrade, une fois la défaite de l'enclave serbe consommée.
Quand le père de Dusan et Vesko appela au téléphone, on ne sait comment, Vesko décida de l'aller chercher. Le livre est l'histoire rocambolesque du voyage aller et retour de Vesko le Teigneux, devenu bien peureux, ramenant son père chez lui. Le miel y sera à la fois source d'ennuis et monnaie d'échange pour tirer les deux d'affaire.
Pendant ce voyage qui les fait passer par la Slovénie et la Hongrie, Nikola s'avère imperturbable dans les tribulations et ingénieux dans l'adversité, alors que Vesko se montre pleutre et résigné, ne méritant plus le surnom dont il était naguère affublé, irrité surtout par "l'étrange pouvoir de son père".
Le narrateur est né dans l'ex-Yougoslavie. Il a suivi la guerre de loin, en observateur, depuis la Suisse, dont il est devenu citoyen et soldat. Il se demande:
"Pour quel camp s'engager? Contre qui prendre parti, sinon contre les mensonges qui déferlaient avec un grondement de cataracte..."
Ce livre, écrit dans une langue limpide, qui parle à l'imagination, rétablit donc quelque peu la vérité, plus nuancée que l'officielle. Mais ce n'est qu'une toile de fond nécessaire. Il comporte en effet une morale, qui, elle, est de portée universelle et qui, d'ailleurs, est la dernière phrase du livre qu'elle résume très bien:
"Chacun de nos gestes compte."
Francis Richard
Le miel, Slobodan Despot, 128 pages, Gallimard