On connaît sans doute le principe original de cette belle collection « anciens modernes » aux éditions 1 : 1. Il s’agit de juxtaposer tête-bêche un texte d’un auteur du XVI° ou XVII° français et en réponse, un texte d’un poète contemporain. Les volumes précédents ont ainsi uni : Scarron / Prigent, Saint-Amant / Macher, Du Bartas / Laugier, et Paré / Giovannoni. Dans le présent livre, Jean-Patrice Courtois rencontre Cyrano de Bergerac, auteur libertin du XVII°.
Les Lettres de Cyrano sont à la fois celles d’un poète baroque et d’un philosophe libertin. Le recueil ne constitue pas un ensemble cohérent. Certaines lettres se situent entre poèmes en prose et exercices de style : ainsi pour les quatre premières sur les quatre saisons. Mais d’autres sont plus étonnantes, comme celle sur le « cyprès », à la fois baroque et pré-pongienne. D’autres encore sont plus personnelles, comme l’éloge amoureux d’Une femme rousse, ou rejoignent la polémique littéraire, telle celle « A Monsieur Garzan sur son Triomphe des Dames ». L’ensemble est donc très curieux dans sa diversité un peu hétéroclite. Ce qui l’unifie, c’est l’humour et le style brillant (presque trop parfois) de Cyrano : les figures de style surabondent, saturent le texte, mais il y a, tout aussi sensible, une sorte d’allant fantaisiste et poétique qui est très particulier. On sent que Cyrano s’amuse en écrivant, même lorsqu’il décrit une tempête ou l’aqueduc d’Arcueil, jusqu’à la pirouette finale, toujours différente, pour atterrir sur un « votre serviteur ». Sur ce fond assez léger, gai, primesautier, les deux lettres sur les « Sorciers » se détachent. La première est ironique avec sa longue liste amusante des superstitions de l’époque. La seconde est beaucoup plus sérieuse, éclairée, dans son apologie de la raison. « je ne deferre à l’authorité de personne, si elle n’est accompagnée de raison »(…) « la raison seule est ma reyne ». « N’embrassons donc point une opinion, acause que beaucoup la tiennent, ou parce que c’est la pensée d’un grand Philosophe : mais seulement acause que nous voyons plus d’apparence qu’il soit ainsi que d’estre autrement. » On voit nettement poindre ici la revendication d’une liberté individuelle de penser, guidée par la seule raison.
Face à ces Lettres de Cyrano, quelle réponse ou quel écho de la part de Jean-Patrice Courtois ? Son écriture est à la fois, ou alternativement, très libre, autonome, et très proche de son support. Le texte liminaire est une forme d’éloge du style et du mode de pensée de Cyrano : « Penser parler écrire dans un temps de bouche asphyxiée proférant par-dessus les sauts non effectués déjà en langue, votre phrase se propulse ainsi. (…) A vous va mon équité post-anachronique, je n’ôte pas le chapeau que je ne porte pas et tous on salue votre narration des faits. »
Suivent sept séquences de longueur variable et dont le lien aux Lettres est plus ou moins distendu, sans jamais totalement disparaître. Dans les parties I et II, Courtois remet en jeu la « Nature », centrale chez Cyrano. Mais autant chez ce dernier l’évocation est bucolique, heureuse, pastorale, autant Courtois fait l’état des lieux critique d’un monde crépusculaire à l’écologie dévastée. On entend très bien les échos : les saisons, l’eau, le reflet, les références mythologiques…mais la situation est radicalement différente. Chez Courtois « Les nymphes s’habillent cobalt, nickel, manganèse, arsenic, chrome hexavalant le 6 fois plus beau. « Il y a trois jours, l’eau était rose », dit l’habitant. » Et plus loin, « Pas pisse de nymphe rose en sa supplication muette, l’eau ! » Plus loin encore, « Donc le rose de l’eau n’est pas sans pourquoi. » Difficile de ne pas penser aux effets de l’extraction du gaz de schiste ou à toutes les pollutions qui font que les rivières ne sont plus guère « le courant d’une onde pure ».
Dans la section III, la fantaisie surdosée de Cyrano est poussée par Courtois jusqu’à saturation : un exemple, « Par le biais inique de la machine à réduire théologique, dogmatique, systématique, méthodologiquement phlogistique, ces agencements politiques épousent sans risque autant de fois qu’il le faut le territoire d’une asymétrie de puissance réitérée constamment parcourant par bûches et bûchers l’allée qui va du fort au faible. » Mais il ne perd pas pour autant de vue les enjeux : page suivante, « La raison sans périphrase, avançant seulement motorisée par le « possible et l’ordinaire » » renvoie à la belle formule de Cyrano dans sa lettre « Contre les sorciers » : « C’est pourquoi on ne doit croire d’un homme que ce qui est humain, c’est-à-dire possible & ordinaire ».
Dans les parties IV et VI, le dialogue avec Cyrano m’apparaît plus crypté, ou l’autonomie de Courtois plus grande. Par contre, la section V se présente comme une entreprise de rangement en tiroirs multiples de la postérité de Cyrano. Avec humour, et une argumentation folle autant que pas fausse, Courtois classe les héritiers du libertin : Boileau est un « petit pair », Nodier est « pair clairement sévère », Gautier est « grand pair », Éluard « sobre pair », Ribemont-Dessaignes « a tout compris », Calvino est « Pair de Noël », Erba « grand pair préparateur des bases cocktails »…
Autant dire que l’on retrouve chez les deux compères, Cyrano et Courtois, une même liberté rieuse, un même goût du trait d’esprit et du style, du sérieux et de la pirouette, de la pensée déraillante et de l’affolement du sens. Deux duettistes, l’un baroque, l’autre post-dada ?
[Antoine Emaz]
Cyrano de Bergerac, Lettres
Jean-Patrice Courtois, Mélodie et jugement
Editions 1 : 1
140 pages - 14€