Les plus petits gestes du quotidien, nous les avons appris. Nouer ses lacets, par exemple : « C’est comme l’apprentissage de la marche, je sens la volonté, la persévérance, l’élan, et puis la déception, la frustration, l’énervement. Et l’incapacité de l’adulte à transmettre l’exactitude et la fluidité du geste, la tristesse de l’adulte devant l’échec provisoire de l’enfant » écrit Brigitte Giraud. Nous avons appris de nous-même, de nos parents, de notre entourage, de la société. Notre corps est un des éléments constitutifs de notre identité. Daniel Pennac a écrit le Journal d’un corps. Brigitte Giraud publie Avoir un corps. Il y a quelque chose de puissant chez Pennac, un corps qui apprend, qui grandit et va vers la fin. C’est autre chose qui est à l’œuvre dans le livre de Brigitte Giraud.
C’est la conscience, qu’on acquiert et qui évolue, de son corps et des corps des autres : la mère abattue par la mort de la grand-mère, le père qu’une maladie éloigne de son travail et de sa fierté, le corps qui découvre les crampes aux mollets du premier emploi, le compagnon, l’enfant… Pour des raisons différentes, dans ce livre où nous suivons celle qui écrit de l’enfance à l’âge adulte, de la scarlatine au prochain déménagement, elle affirme qu’« il [lui] plairait de ne pas avoir de corps », tellement ce corps souvent gêne. Il n’est pas ce qu’on imagine, il n’est pas ce qu’on pense. La mère lui donne des vêtements de fille, elle devient donc une fille. Et puis il lui faut être femme. Plusieurs fois, j’ai eu l’impression qu’elle était un peu étrangère à ce corps, ou plutôt qu’il s’imposait à elle. Et pas seulement son corps, ceux de ses proches, des intimes, des voisins et des collègues. Cela ne signifie pas qu’elle en souffre en permanence mais – et c’est peut-être simplement l’exercice de son écriture – c’est une donnée qu’on ne peut réfuter.
Pendant que je lisais ce livre, un photographe, Olivier Pasquiers (suivre le lien dans la colonne de droite), a attiré mon attention vers un texte de Michel Foucault : Mon corps, « je ne peux pas me déplacer sans lui ; je ne peux pas le laisser là où il est pour m’en aller, moi, ailleurs. Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. Il est ici irréparablement, jamais ailleurs. (…) J’étais sot, vraiment, tout à l’heure, de croire que le corps n’était jamais ailleurs, qu’il était un ici irrémédiable et qu’il s’opposait à toute utopie. (…) Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques. Après tout, les enfants mettent longtemps à savoir qu’ils ont un corps. »
Et, après avoir réalisé une exposition intitulée Le corps est ailleurs (photo ci dessus), le photographe prépare une autre exposition qu’il envisage d’intituler Le corps est ici.