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Le projet Fanon

Publié le 31 janvier 2014 par Lecteur34000

fanon

« Le projet Fanon »

WIDEMAN John Edgar

(Gallimard)

« Quand je me demande si ton exemple a pesé dans la balance, Fanon, quand je me demande si tes paroles et tes actes ont diminué fût-ce de manière infime l’actuelle plaie de haine, de meurtres, de vols, d’appât du gain, où dois-je commencer sinon devant ma glace ? Sinon sur le visage des gens que j’aime ? Trouverai-je une réponse dans ton regard, toi qui dans mon dos dans la glace scrutes mon visage dont je vois qu’il te voit ? »

Oui. Fanon. Fanon si peu présent parmi les brillantissimes élites intellectuelles franchouillardes. Fanon qu’un romancier américain interpelle dans un fabuleux roman qui restera, bien entendu, à la marge des sollicitations auxquelles se livrent les Libraires en direction des Lecteurs. Tant il est patent que plus de cinquante ans après sa mort, la fréquentation de cet homme-là reste marginale dans ce pays qui n’a toujours point soldé sa longue, sa douloureuse, sa sanglante histoire coloniale. Wideman n’a pas écrit une biographie de Fanon. Il a simplement confié à un personnage qui pourrait être son double, sa ressemblance, un certain Thomas, la responsabilité de fournir quelques jalons, des indices susceptibles de permettre aux rares ( ?) curieux d’aborder aux réalités complexes d’un homme qui, dans les années 50, prit fait et cause puis se rallia à ceux qui combattaient alors pour l’indépendance de l’Algérie.

Fanon continue, aujourd’hui, à déranger. En France, bien évidemment. Mais aussi dans ces pays qui prétendent toujours régenter le Grand Désordre Capitaliste. Dont les Etats-Unis d’Amérique, pays qui est celui de Wideman. (« Ma société régente ses frontières avec une violence manichéenne de plus en plus autodestructrice depuis qu’il est devenu évident que ces frontières – entre fait et fiction – n’étaient plus fixées par des décrets naturels ou surnaturels mais organisées par une série de coercitions exercées par certains de ses membres afin d’en retirer tous les bénéfices et de pénaliser les autres. ») Thomas chemine. Thomas « revient sur sa lumineuse idée de demander à un Français de réaliser un film sur Fanon et la révolution algérienne. » Jean-Luc Godard. Tandis que Wideman, lui, confie ses projets à son frère, embastillé depuis plus de vingt ans, et à sa vieille mère, qui atteint au terme de son existence dans une maison de retraite. A quoi leur sert, aujourd’hui, la pensée de Fanon. Son œuvre la plus connue, « Les damnés de la terre », est-elle encore en mesure de donner du sens aux mouvements révolutionnaires contenus en germe dans les phases contemporaines de l’indignation ? C’est Wideman lui-même qui fournit de temps à autre d’utiles indications ( « Fanon écrit des livres qui ont participé à l’ébranlement de l’empire colonial français, philosophe visionnaire pour qui l’humanité devait se libérer des fers de la perception raciale du monde pour devenir vraiment humaine… »).

Le Lecteur insiste : cet ouvrage n’appartient pas au domaine si convenu de la biographie. Cet ouvrage est une invitation à ouvrir les yeux, à s’approprier une œuvre à ce point dérangeante qu’elle contraint à se dépouiller des plus triviales de nos idées reçues. Le Lecteur prétend qu’il faut oser Wideman pour oser ensuite (ou, et, dans un même mouvement) oser Fanon. Et qu’il remercie, lui, le Lecteur, cet américain de Pittsburgh de l’avoir délivré de cette sorte de désespoir qui s’était insinué en lui lorsqu’il avait pris conscience du poids de la chape de plomb déposée sur le cadavre de Fanon. Qu’il fait enfin pleinement sien ce paragraphe : « Ne jamais baisser les bras. Fanon à la rescousse. J’ai accepté que les faits dépassent ma fiction. Aient embusqué mon histoire. L’aient gâchée. De son côté, l’histoire de Fanon demeure relativement indemne, oubliée comme les romans sur la liste des best-sellers de l’année de sa mort. Ou la liste d’il y a vingt ans. Cinq ans. Deux ans. Qui pourrait nommer l’un de ces livres acclamés par des critiques dithyrambiques, achetés à tour de bras. Qui les lit encore aujourd’hui. Qui se souviendra demain de la liste d’aujourd’hui. Est-ce toujours la même liste. Je jette le nom de Fanon à la figure de suspects non avertis. Quelques-uns de mes contemporains arborent un sourire mélancolique. Les jeunes, la plupart du temps, sont dubitatifs. Un regard noir de la part de quasiment tout le monde. Certains me demandent de répéter le nom et, en l’entendant à nouveau, font non de la tête, non, vraiment, non. Alors peut-être avec Fanon ai-je une nouvelle chance. Une chance de recommencer de zéro : peindre Fanon sur mon visage, porter son masque. Faire comme s’il existait parce que, moi, j’existe. Faire comme si j’existais par ce qu’il existe. Ou a existé. Derrière un masque, il pourrait redevenir réel. C’est toujours mieux que de pleurer sur les pots cassés. »


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