Gadjo-Migrandt est le sixième volume du beau « Cycle des exils » après Allemandes, Diaire, Mossa, La fugue inachevée et Le narré des îles Schwitters.
Comme le résume impeccablement Pierre Drogi, « [l]e travail de Patrick Beurard-Valdoye laboure en terres profondes. Il le fait avec une maîtrise qui confond, dans le prodigieux entretissage d’éléments au départ hétérogènes qu’il prélève dans l’histoire et qu’il intègre à son narré.
Narré désigne dans le lexique de l’auteur ce qui ne sera au juste ni récit, ni fiction, ni chronique : l’insistance d’une voix personnelle à rassembler ce qui lui paraît éclairer un lieu, un temps, un accent d’une époque ou le trait de celle-ci qui fera sens ».
Ce faisant, l’auteur compose « un rapport singulier à l’espace », ainsi qu’il le confesse à Florence Trocmé, « par la géographie, l’histoire, les sciences politiques, la philologie… », en somme tout ce qui contribue à élaborer un « paysage poétique ».
Qui dit « paysage poétique » dit lieux, bien sûr, mais aussi personnes.
Lieux pour les contenir et personnes pour qu’elles soient
Contenues.
&
Ghérasim Luca, tu es là, tu parais,
Gustav Mahler, tu es là, tu parais,
Jean Arp, tu es là, tu parais,
Sándor Ferenczi, tu es là, tu parais,
Sigmund Freud, tu es là, tu parais,
László Moholy-Nagy, tu es là, tu parais,
Stefan Wolpe, tu es là, tu parais,
John Howard, tu es là, tu parais,
John Cage, tu es là, tu parais,
Charles Olson, tu es là, tu parais,
Hilda Morley, tu es là, tu parais,
Leoš Janáček, tu es là, tu parais,
Elias Canetti, tu es là, tu parais
Tous, vous paraissez
Et chacun singulier
Le lieu est aussi
Celui de l’écriture
Amay, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Arad, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Basel, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Battonya, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Berlin, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Bratislava, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Brno, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Budapest, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Eger, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Hainburg (Donau), on est, lisant, là où se creuse l’espace
Jihlava, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Liège, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Locarno, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Lyon, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Maiernigg (Wörther See) Mohol, on est, lisant, là où se creuse l’espace
New York, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Příbor, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Sant Lambrecht, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Szeged, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Steinbach (Attersee), on est, lisant, là où se creuse l’espace
Timişoara, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Wien, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Washington D.C., on est, lisant, là où se creuse l’espace
Zürich, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Paris, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Anse, on est, lisant, là où se creuse l’espace
Les Sources, on est, lisant, là où se creuse l’espace
&
Les 370 pages de Gadjo-Migrandt se lisent
D’une traite
Trot ébloui où l’on réapprend
Que l’art est « aussi important que la nourriture / et l’eau »
Trot dans un « paysage
Poétique »
Qui devient
M.u.s.i.q.u.e
Par la langue
Sa syncope
Qui est aussi – et fondamentalement – visuelle
Et cette musique rend la présence
– Toute la présence –
Aux disparus tenus sans.trop.serrer.les.dents
Dans la bouche
Du poète
« comment telle musique récidivée – ou même une seule fois ouïe dans la
puissance émotive du moment – ranime-t-elle à ce point le lieu
transfert de la présence comment une langueur mélodique ou un
rythme peut-elle être convertie en bribe d’espace ? »
Comment, oui, Patrick Beurard-Valdoye fait-il pour y parvenir ?
Peut-être en portant toujours le fer rougi de son érudition (avant de l’appliquer sur la page) dans l’eau froide de son innocence de voyageur resté enfant.
Et ainsi la page ne brûle pas.
Et ainsi elle nous parvient,
Intacte.
Resté enfant ?
Resté enfant dans sa capacité à s’intéresser,
À tout.
Cherchant – inlassablement – à démonter la mécanique d’horlogerie de la moindre évidence historique.
La moindre évidence : et sans jamais chercher à ramener son mystère à (jusqu’à) la poussière du sol, à le déterrer de ses réseaux d’énigmes.
Rappel :
Le CYCLE DES EXILS :
- Allemandes, MEM / Arte Facts, 1985
- Diaire, Al Dante, 2000
- Mossa, Léo Scheer (Al Dante), 2002
- La fugue inachevée, Léo Scheer (Al Dante), 2004
- Le narré des îles Schwitters, Al Dante, 2007
- Gadjo-Migrandt, Poésie / Flammarion, janvier 2014
[Matthieu Gosztola]
Patrick Beurard-Valdoye, Gadjo-Migrandt, Flammarion, janvier 2014, 372 pages, 25 euros.