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Et c’était bien…

Par Carole Thiery @carole29t

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Je te regarde. Tu es assis sur ton rocking-chair, devant la cheminée, une couverture sur tes genoux. Tu ne regardes pas la télévision, tu ne lis pas, peut-être regardes-tu les flammes danser, ou peut-être ne regardes-tu rien du tout. J’aimerais connaître tes pensées, j’aimerais me promener avec toi dans ton monde et que rien ne puisse nous atteindre.

Tu m’as épousée en 1936, j’avais 19 ans et je t’aimais à la folie. C’est au village, au bal que nous nous sommes rencontrés. Tu m’as invitée, on a dansé sur Maurice Chevalier, sur les Amants de Saint-Jean, tu me disais que j’étais jolie dans ma robe bleue à bretelles et moi je tombais amoureuse. On est resté sage, quelques baisers seulement jusqu’à cette nuit de 1936 où, enfin devenue ta femme, je t’ai donné tout ce que j’avais.

Vite, un enfant est né, Roger, à peine 1 an plus tard. En 1940, tu as été mobilisé  alors que j’attendais Marguerite. Tu m’as tellement manqué, j’étais si inquiète, je ne vivais que pour les lettres que tu m’écrivais et quand tu es revenu, tu as fait la connaissance de ta fille qui avait déjà presque 4 ans et que tu n’avais jamais vue. Roger, lui, dormait avec une photo de toi sous son oreiller alors, quand tu as franchi la porte, il n’a hésité que quelques secondes avant de crier « papa ». Tu étais heureux de rentrer, heureux et soulagé mais tes yeux n’étaient plus les mêmes, tu semblais cassé, épuisé, et tu ne voulais pas parler de ce que tu avais vécu. Alors on t’a donné tout notre amour, et je t’ai donné 2 nouveaux enfants, Lucie en 1947 et Marcel en 1951. Ils étaient tous en bonne santé, je m’occupais de la maison et des enfants et toi tu avais repris ton métier de couvreur, tu t’occupais aussi de monter des murs en pierres pour séparer les champs et retenir l’eau, aujourd’hui tout cela a disparu, les champs sont énormes et à la moindre averse, tout est inondé. C’est comme ça.

On avait une vie simple, on était heureux.

La vie a continué, tranquille. Bien sûr, on avait nos disputes, nos petits soucis d’argent, Marcel qui faisait l’école buissonnière et la tristesse quand on accompagnait au cimetière un père, une tante, un frère… Mais c’est le cours de la vie et on n’avait pas à se plaindre.

Comme mari, tu étais celui dont j’avais rêvé… tendre, compréhensif, jamais brutal, en rentrant du travail il n’était pas rare que tu m’apportes un bouquet de fleurs des champs, parfois un ruban pour mes cheveux que tu avais acheté à la mercerie du bourg. Tu te mettais même à la vaisselle parfois, pour m’aider ! Et à cette époque, on peut dire que j’étais bien lotie.

Les enfants ont grandi, ils travaillaient bien à l’école, sauf Marcel qui détestait ça et ne voulait qu’une chose, travailler avec toi et monter sur les toits…Roger est devenu instituteur, j’étais tellement fière quand il a été admis à l’école normale ! Marguerite a épousé un bon garçon, cantonnier du village et a mis au monde 5 enfants, Lucie est partie à la ville travailler au secrétariat d’un notaire, elle était secrète ma Lucie, on en savait pas trop sur sa vie là-bas, mais elle donnait de ses nouvelles et venait nous voir, je ne m’inquiétais pas, c’était une bonne fille. Elle a fini par épouser le notaire.

Et les années sont passées, tu as pris ta retraite, on vivait plus tranquillement, une vie simple et heureuse agrémentée par les visites de nos enfants et de nos petits-enfants, toi dans ton potager avec tes carottes et tes salades, moi dans le jardin avec mes roses et mes azalées. Dans l’ancienne étable, des poules et des lapins. Je ramassais les œufs chaque matin et, parfois, le dimanche, je déshabillais un lapin, toi tu étais trop sensible ! A dix heures le matin, tu lisais le Télégramme de Brest en m’annonçant les nouvelles les plus intéressantes, sans oublier les avis de décès, avant d’aller porter le journal au voisin à onze heures précises, puisque nous avions pris un abonnement en commun. A midi, nous déjeunions, ensuite on regardait un peu la télé et, souvent, tu t’endormais… Café pain beurre à seize heures, dîner à dix-neuf heures, coucher après le film ou avant parfois, une vie réglée, trop réglée penseront certains, mais on était bien.

Et maintenant, nous sommes au crépuscule de notre vie. Une belle vie. Je voulais vieillir avec toi, et c’est ce qui se passe… Mais je te regarde dans ton rocking-chair, ton regard est si vide, je ne sais pas à quoi tu penses, je ne sais pas si tu penses… Quand je t’apporterai ton café, tout à l’heure, tu me souriras mais tu ne me reconnaîtras pas. C’est venu doucement, insidieusement, des absences, des trous de mémoire, jusqu’à la sentence, fatidique…

Alzheimer.Cette maladie qui sépare sans séparer, qui nous laisse sans recours et si désemparés. Comment accepter qu’un homme qui est le vôtre depuis presque 70 ans, qui partage votre lit, que vous aimez du plus profond de votre cœur, ne vous reconnaisse plus ? Comment se résoudre à fermer la porte d’entrée à clef pour ne pas qu’il aille se promener seul et ne retrouve pas son chemin ?

Ils ont voulu que je te place dans une maison mais ça n’arrivera pas, mon amour ; mes vieilles mains qui ont caressé ton vieux corps, ce sont elles qui continueront à s’occuper de toi, à te soigner, à te laver, à te nourrir jusqu’à ce que toute force les abandonne. Tu me regardes comme une inconnue mais je t’aime. Et bientôt, je le sais, tu partiras, mais tu ne partiras pas seul. Je te le promets. Mon amour. Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour…de l’aube claire jusqu’à la fin du jour, je t’aime encore, tu sais, je t’aime…*

« Non je ne me souviens plus du nom du bal perdu.
Ce dont je me souviens c’est de ces amoureux
Qui ne regardaient rien autour d’eux.
Y avait tant d’insouciance
Dans leurs gestes émus,
Alors quelle importance
Le nom du bal perdu ?
Non je ne me souviens plus du nom du bal perdu.
Ce dont je me souviens c’est qu’ils étaient heureux
Les yeux au fond des yeux.
Et c’était bien… Et c’était bien… »

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