Céline Righi
Le Corrège, Vénus et l'Amour
découverts par un satyre
Dans l'esprit de Sperelli, l'art est à l'origine une ivresse, un appétit vorace, une force créatrice et souveraine, une tension perpétuelle vers cet axiome fondamental délivré par son père : "Il faut faire sa propre vie comme on fait une oeuvre d'art. Il faut que la vie d'un homme intellectuel soit son oeuvre propre. La vraie supériorité est là tout entière." Ainsi Andrea se trouve-t-il tout en affinités avec les propos du Werther de Goethe : Alors aussi ressuscitaient chez le jeune homme les idéales aspirations vers l'art qu'il aimait ; et c'était dans son intelligence un tumulte de toutes les formes jadis cherchées et contemplées, qui demandaient à se produire ; et les paroles du monologue goethien le stimulaient : " À quoi sert sous tes yeux l'ardente nature ? Que peuvent autour de toi les formes de l'art, si la force créatrice ne t'emplit point l'âme de passion, si elle n'afflue pas au bout de tes doigts, continuellement, pour l'oeuvre à produire ? Cependant, ce culte voué à la chose artistique se convertira également en une puissance destructrice si intense qu'elle poussera le jeune homme à l'éventualité du crime. L'art perdra en effet parfois toute sa conception positive en se détournant de ses finalités premières d'élévation spirituelle. Danse malsaine de la Mort et du Vice qui s'exécutera devant les yeux du jeune seigneur italien et qui le conduira à un dérèglement de tous ses sens, précisément dans un passage du roman - annonciateur de l'acheminement de ce rejeton d'une lignée d'intellectuels vers sa ruine personnelle -, terrible et sulfureux instant durant lequel Sperelli sera soumis aux troubles provoqués, entre autres, par les dessins de l'artiste fou Francis Redgrave, gravures obscènes très éloignées de ses idéaux esthétiques :
Ils étaient épouvantables : on eût dit le rêve d'un croque-mort torturé par le satyriasis ; ils se déroulaient comme une effrayante danse macabre et priapique, représentaient cent variations d'un motif unique, cent épisodes d'un unique drame, les dramatis personae étaient deux : un Priape et un squelette, un phallus et un rictus. ( ...) Andrea tressaillit ; tout son sang lui fit un voile sur les yeux, lui alluma le front, lui mit un bourdonnement dans les oreilles, comme si un vertige brusque allait le saisir. Une explosion de brutalité le bouleversa ; une vision obscène traversa son esprit, le temps d'un éclair ; une pensée criminelle lui passa obscurément par la tête ; un désir sanguinaire l'agita un instant. Au fur et à mesure que se font et se défont les noeuds de l'intrigue, Sperelli, qui apparaît dès les premières pages du roman comme un calculateur accompli dans le jeu de l'amour sans hasard, sera poussé inexorablement vers " un progressif rétrécissement de ses facultés, de ses espérances, de ses jouissances" jusqu'à devenir le gibier du doute et de la désillusion. La cruelle Elena lui échappera définitivement. Jamais elle ne sera sienne et c'est par défaut que le jeune décadent se tournera vers une Maria sans cesse écartelée entre le frisson de la passion et la crainte de Dieu. Andrea ne trouvera donc ni la femme ni l'oeuvre "capables de conquérir son coeur et de devenir pour lui un but". La brutalité de la rupture avec Elena annoncera la fin des espoirs de Sperelli mais aussi l'achèvement d'une oeuvre corrodée par un Amour qui porte le voile de la Mort, d'une mort insidieuse, rampante et douce : la fameuse morbidezza italienne. Au même titre qu' À Rebours, le chef-d'oeuvre de Huysmans ou que La Mort à Venise de Thomas Mann, L'Enfant de volupté ( Il Piacere ) se pose sans aucun doute comme l'un des manifestes de l'esprit décadent d'un dix-neuvième siècle finissant. Gabriele d'Annunzio, L'Enfant de volupté, Livre de Poche