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Dans ce livre, François Rannou, en compagnie d'intimes (Max Jacob, Victor Segalen), " travaille sur le tranchant. À la fois dans le monde, dans notre monde que Peter Sloterdijk décrit comme un mécanisme d'oppression stressante généralisé, et à distance, en retrait, dans une position de refus. De révolte. Sans illusion sur une quelconque unité à retrouver : le deuil est fait. Mais sans se livrer corps et biens à un éclatement mortifère. [...] Lucidité, mémoire, veille [...] sont à l'œuvre " (Élémentaire, lettre sur la poésie, La Termitière, 2013).
Si la spatialisation de l'écriture donne lieu à un éclatement, celui-ci n'est en effet nullement " mortifère " et vise bien au contraire à donner à voir et à ressentir, dans la lignée d'André du Bouchet, l'indicible d'un réel auquel nos sens nous donnent accès autant qu'ils nous en refusent l'accès véritable, un accès qui ne soit barré d'aucune médiation, fût-elle celle, seule, du corps : " nos mains / ne sont sûres de rien ".
Aussi l'écriture est-elle rejointe non comme l'accomplissement d'une distance (bien que celle-ci soit " à l'œuvre ") mais comme la continuité inexorable d'une interpénétration de mondes..., telle qu'elle est par exemple vécue avec l'aimée (il s'agit d'être " plus / près oui ") : " il y a là une femme qui aimait / son rire sa façon de disparaître / du lit après l'amour pour écrire ".
Pénétration (pour être soi-même pénétré) du monde qu'est l'aimée et du monde que l'aimée contient, ou qu'elle appelle sans le vouloir, au moyen de ses silences, des absences à quoi son corps donne forme : " dans son sexe / il manque le vent et l'orage ".
L'accès au réel, à la vie du réel, que prône la poésie de François Rannou interdit ainsi le recours à l'individualisme. Il ne s'agit pas, comme chez Edmond Jabès, d'écrire pour " refaire le tour aventuré de soi-même ", d'écrire pour pouvoir proclamer : " Je suis. Je deviens. J'écris ". (Le Livre des marges)
Non. " Le sujet, écrit François Rannou, se situant dans un mouvement incessant qui le mène plus haut que soi, trace un en-avant aux pieds lourds et pluvieux, toujours vers plus de nudité au temps contradictoire. Le poète ainsi fait advenir ce qui suffoque, rompt, libère, excède le langage en filet. " (Élémentaire)
" [P]our que soit ravivée / la blessure / plutôt que / le / commentaire ". " [C]'est la confluence d'un rythme ", conclut François Rannou dans Rapt.
Rythme audible à chaque page. À chaque blanc que la page met en vie.
Rythme par quoi une parole est dans le mouvement même de la naissance. Et par quoi elle met au monde le poète, ce faisant.
Il s'agit pour le poète réveillé, mis-en-vie, d'" encore brûler ". Et ainsi de recourir à l'altérité.
Celle des corps. Altérité par quoi, et par quoi seulement l'on peut partir à la conquête de son " je ". Et se découvrir soi.
Prolongeant la pensée de Celan qui chuchotait " [l]e poème est un serrement de mains ", François Rannou écrit ainsi : " les mots toujours sont / cette main / étrangère / découverte sienne / hors de soi ".
Par altérité du corps, laquelle est ontologiquement " fuite " (ce-qui-résiste-à-l'emprise), il faut entendre toute altérité.
Corps de l'homme, comme dans La Chèvre noire, suite (publie papier, 2013) : " Je me revois avec lui, avant. Le visage niché dans le creux de sa main ouverte. [...] Je poursuis avec la pulpe de deux doigts les lignes nombreuses qui, à force de se croiser, de se décroiser, finissent par brouiller la distincte arborescence du départ en une succession de fuites simultanées ".
Mais aussi corps de l'animal, comme ici dans Rapt : " images perdues ta mémoire dispersée désormais ton corps n'est / plus que le mouvement / furtif d'un écureuil en fuite / au milieu des pierres des / poutres - des livres ", " ta voix captive /et la neige [...] ".
L'altérité des corps ? Autrement dit celle des images (un large pan de l'œuvre de François Rannou travaille - comme on dit " travailler le bois " - ce concept) : si la façon dont nous vivons, désirons et pensons le corps se fait sur le mode iconique, alors l'importance des images dans notre culture - et dans nos têtes - cesse d'apparaître comme un fait contingent ou énigmatique : elle se révèle être le lieu même de la pensée du corps (1).
[Matthieu Gosztola]
(1) Cf. Dir. Stéphane Breton, Qu'est-ce qu'un corps ?, Afrique de l'Ouest, Europe occidentale, Nouvelle-Guinée, Amazonie, Flammarion / Musée du quai Branly, 2006.
François Rannou, Rapt, La Termitière / La Nerthe, juin 2013, 107 pages, 14 euros.