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Sombre Histoire de la Pologne (des plaies encore à vif)

Par Borokoff

A propos d’Ida de Pawel Pawlikowski ★★★★☆

Agata Trzebuchowska - Ida de Pawel Pawlikowski - Borokoff / Blog de critique cinéma

Agata Trzebuchowska

Pologne, années 60. A quelques jours de prononcer ses vœux, Anna (que l’on surnomme Ida), une jeune orpheline élevée dans un couvent, part à la rencontre de sa tante Wanda, le seul membre de sa famille encore vivant. Ensemble, Wanda et Anna se rendent en voiture dans le village de Piaski, d’où étaient originaires les parents d’Anna, des juifs tués pendant la seconde guerre mondiale. Sur la route, Anna et Wanda prennent en stop un beau et jeune joueur de jazz et de saxo, un fan de Coltrane qui tombe sous le charme d’Anna qu’il séduit avec un culot égal à ses chances de réussite… En cherchant à savoir comment les parents d’Anna ont été tués et où ils ont été enterrés exactement, les deux femmes découvriront une vérité aussi affreuse qu’enfouie dans les méandres du temps.

Par où prendre cet Ida, tant il recèle de portes d’entrées, de grilles de lecture, de niveaux d’interprétation ? Par l’originalité de son format carré (4/3) ? Par son grain sublime en noir et blanc ? C’est autant une romance improbable et incertaine entre un musicien et une jeune nonne qui commence à douter de sa foi en même temps qu’elle découvre la séduction qu’une parabole qui interroge avec subtilité et recul une Histoire récente aussi sombre que tragique de la Pologne.

Agata Kulesza, Agata Trzebuchowska - Ida de Pawel Pawlikowski - Borokoff / Blog de critique cinéma

Agata Kulesza et Agata Trzebuchowska

Au-delà du fond de l’histoire et du sens d’Ida, au-delà du rôle de ses personnages, sur lesquels on reviendra, le film de Pawel Pawlikowski est une réussite formelle qui force l’admiration et suscite l’enchantement par son art du contre-champ et du décadrage, par la beauté de ses portraits, de ses plans fixes, de sa photographie, par son sens du réalisme, hérité des expériences passées du réalisateur pour des documenaires pour la BBC, par sa mise en scène enfin et surtout, sobre, épurée et qui ne fait que renforcer le climat glacial (dans tous les sens du terme) de cette histoire et de son contexte.

Si Ida frôle le chef-d’œuvre, ce n’est pas simplement à cause de la virtuosité de ses plans ou de sa maitrise formelle, c’est aussi parce ce que c’est une réflexion profonde, portée par deux actrices éblouissantes, Agata Kulesza (Wanda) et Agata Trzebuchowska (Ida).

Agata Trzebuchowska, Dawid Ogrodnik - Ida de Pawel Pawlikowski - Borokoff / Blog de critique cinéma

Agata Trzebuchowska, Dawid Ogrodnik

Ida est un film qui a pour ambition d’interroger, près de 70 ans après la fin de la seconde guerre mondiale, la conscience collective polonaise et le tréfonds de son âme. Pas moins que cela. Dans un pays historiquement à grande majorité catholique (occupée pendant 150 ans, la Pologne était prise en tenaille entre les Russes orthodoxes et les Prussiens protestants), c’est paradoxalement la ferveur religieuse qui est mise à mal dans Ida et l’hypocrisie de ses faux dévots.

Ida donne le sentiment que la Pologne n’a toujours pas réglé ses comptes avec son Histoire récente, incapable d’assumer les conséquences tragiques de son antisémitisme, préférant se voiler la face et laisser enfouies les choses. Comme si personne ne voulait assumer ses responsabilités. Un malaise encore très palpable, à l’image du sentiment de semi-culpabilité dont fait preuve un villageois polonais dans la forêt, dans une des scènes clés du film.

Ida de Pawel Pawlikowski - Borokoff / Blog de critique cinéma

Les plaies d’un pays qui semble avoir enfoui son Histoire et se mentir à lui-même sont encore à vif. C’est ce que fait ressortir le film à travers cette mémoire oubliée, celle de ces victimes juives enterrées dans des forêts après avoir été tuées par des Polonais (pas des nazis, mais de simples villageois) pendant la seconde guerre mondiale.

Intelligemment, Pawel Pawlikowski se garde bien de toute morale, de tout jugement ou de toute provocation déplacée. Sa caméra filme toujours les choses avec recul, presque avec pudeur. Avec un sens de l’observation et une acuité aussi qui font tout le sel et la finesse de son film.

Agata Trzebuchowska - Ida de Pawel Pawlikowski - Borokoff / Blog de critique cinéma

Mais revenons aux personnages principaux et à ces deux femmes charismatiques que tout oppose. Wanda suscite des sentiments pour le contrastés chez le spectateur, tour à tour sujet de rejet et de fascination, d’affection et de dégoût, de mépris et de pitié, à la fois poignante et condamnable. Wanda, dans les années 1950, était une Procureur stalinienne sans pitié, qui s’enorgueillit devant Ida d’avoir envoyé un bon nombre de voyous à la potence. Aujourd’hui, c’est une femme énergique en apparence mais brisée dans le fond et triste, dévastée par la mort de sa sœur qu’elle aimait tant. Ce qu’elle cherche à cacher à Ida.

Exubérante et alcoolique, vindicative (elle s’attaque frontalement et ouvertement à un villageois qui a repris illégalement la maison de sa sœur) et énervée, Wanda est animée par la colère contre ceux qui l’ont volé mais voudraient se donner « bonne conscience », en oubliant les exactions qu’ils ont commis autrefois et les ordures qu’ils ont été.

Ida de Pawel Pawlikowski - Borokoff / Blog de critique cinéma

A l’inverse, Ida est une nonne très pudique et introvertie. Mystérieuse, elle cherche à cacher (on aime bien cacher décidément en Pologne) ses sentiments, comme si elle en avait honte, comme s’il fallait sans cesse les étouffer. Son évolution montre pourtant, par d’indicibles signes que parvient à capter subtilement la caméra de Pawlikowski, qu’elle s’ouvrira à la vie en même temps qu’elle découvrira l’éveil à la sensualité, à des sensations inconnues en elle ou qu’elle refoulait avant.

Tout cela est très bien décrit, à travers les silences, les regards, les expressions de la jeune sœur et son attirance pour le joueur de saxo. Pour nous, c’est le sentiment, pardon, la certitude, d’assister à un grand film qui a d’ailleurs, parait-il, beaucoup secoué les Polonais à sa sortie. De quoi faire sortir de sa torpeur et d’un déni de l’Histoire. Un abcès qu’Ida crève tout en douceur mais avec force et conviction et un courage intellectuel assumé (quant à lui)…

Agata Trzebuchowska - Ida de Pawel Pawlikowski - Borokoff / Blog de critique cinéma

Pour qu’un pays avance, il doit pouvoir regarder en arrière dans son Histoire. En arrière mais en face. Droit dans les yeux. Aussi sombre soit cette Histoire. Gardons nous de tout moralisme. Chaque Etat a ses casseroles. Sans verser dans la démagogie, la France ne semble pas encore prête, par exemple, à affronter encore les spectres de la guerre d’Algérie et ce qu’elle a fait à Sétif ou lors d’un certain 17 octobre 1961 à Paris…

Paradoxalement (et c’est là le plus grand drame), assumer son Histoire ne signifie pas avoir la certitude d’éviter qu’elle se répète, ce qu’un certain retour en force de l’antisémitisme en France (merci Dieudo pour le coup de pouce) et de l’extrême droite fait craindre hélas. Gageons simplement que le réveil ne se fasse pas trop tard cette fois…

http://www.youtube.com/watch?v=Lkhie_rwsDo

Film polonais de Pawel Pawlikowski avec Agata Kulesza, Agata Trzebuchowska, Dawid Ogrodnik (01 h 19)

Scénario de Rebecca Lenkiewicz et Pawel Pawlikowski  : 

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Mise en scène : 

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Acteurs : 

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Compositions de Kristian Selin Eidnes Andersen : 

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