S’il y a au monde quelque chose d’indolent et de paresseux avec délices, ce sont les Vénitiennes de la haute classe.
L’usage de la gondole les a déshabituées de la marche. Elles savent à peine faire un pas. Il faut, pour qu’elles se risquent au dehors une conjoncture de circonstances atmosphériques rares même dans ce beau et doux climat.
Le sirocco, le soleil, un nuage qui menace pluie, une brise de mer trop fraiche sont des raisons suffisantes pour les retenir au logis ; un rien les abat, un rien les fatigue, et leur plus grand exercice est d’aller de leur canapé à leur balcon respirer une de ces larges fleurs qui s’épanouissent si bien dans l’air humide et tiède de Venise. Cette vie nonchalante et retirée leur donne une blancheur mate et pure, une délicatesse de teint incroyable.
Lorsque, par hasard, il fait un de ces temps privilégiés qu’on appelle chez nous temps de demoiselle, quelques-unes font deux ou trois tours sur la place Saint-Marc, à l’heure où la bande militaire exécute sa symphonie du soir, et se reposent longuement devant le café Florian, en face d’un verre d’eau opalisée par une goutte d’anis, en compagnie de leurs maris, frères ou cavaliere servants ; mais cela est rare, surtout dans les mois caniculaires, pendant lesquels les familles patriciennes ou riches se réfugient en terre ferme dans leurs villas, au bord de la Brenta, ou dans leurs terres du Frioul, à cause des exhalaisons des lagunes, qu’on dit malsaines et qui causent quelques fièvres.
Théophile Gautier (1811-1872)