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Rêve américain : début, suite et fin

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

LA VIE EST BELLE

Un film de Frank Capra, 1946

George Bailey n’y arrive plus, le désespoir le ronge. La veille de Noël qui plus est. Lui qui n’a jamais laissé tomber personne dans sa vie se voit maintenant ruiné et harcelé par des créanciers. Huit mille dollars égarés par son oncle tête en l’air et voilà que son entreprise de prêts et constructions doit déposer le bilan. George Bailey n’y arrive plus, tous ses rêves ont été étouffés dans l’oeuf. Tous ces jolis moments d’espoir et tous ces idéaux n’ont plus rien de vrai. Ses obligations envers sa famille et son entreprise l’ont toujours privé de ses ambitions.

La passerelle du pont est couverte de neige, George Bailey n’y arrive plus, le malheur l’accable. Il préfère sauter par-dessus, en finir, parce c’en est trop. Il agrippe la rambarde, son regard défie le divin qui ne l’a jamais exaucé, ni même écouté. Soudain, un homme tombe à l’eau et se noie. Par instinct, George plonge et le secourt. Revenu au chaud, George fait la connaissance du malheureux, Clarence. Mais non, c’est Clarence qui l’a sauvé. Envoyé par Dieu, l’ange Clarence doit lui redonner goût à la vie pour gagner ses ailes. Et s’il montrait à George ce qu’aurait été sa vie s’il n’avait jamais existé ?

© Swashbuckler Films

© Swashbuckler Films

Début…

Il serait facile de considérer La vie est belle comme l’archétype du parfait feel-good movie avant l’heure. Réalisé par Frank Capra en 1946, le film est, avec Le Magicien d’Oz de Victor Fleming, le film le plus diffusé à la télévision américaine pendant les fêtes de Noël. Admiré et plébiscité depuis sa sortie, il est devenu au fil des ans un objet cinématographique phare aux Etats-Unis, son succès et les multiples références dont il a bénéficié dans d’autres films américains l’ayant élevé au rang de patrimoine national.

A priori, rien de très surprenant : le héros est un bon samaritain, homme de famille respectable, intègre et heureux, qui aime sa femme et ses quatre enfants, et dont toute la ville de Bedford Falls est fière. Le petit bonus, c’est qu’il est interprété par l’un des acteurs les plus respectés et aimés de l’histoire du cinéma, James Stewart. A priori aussi, beaucoup de bons sentiments : c’est Noël et il neige, la ville est un endroit paisible et heureux, tout le monde sourit et tout le monde est content. Pour finir d’enfoncer le clou, on véhicule les critères essentiels de l’American way of life : la famille, la camaraderie et la prospérité.

…Suite…

Nous sommes dans un film lisse, a priori. Mais, en 1946, le regard amer que pose La vie est belle sur l’argent, son pouvoir et les malheurs qu’il engendre constitue un véritable affront à tous les idéaux états-uniens de l’époque. La solidarité dont fait preuve George Bailey envers ses clients est une offense au système du self-made man. Ses aspirations à la vie d’aventurier (donc de bohème dans les années 1940) ne sont pourtant pas les plus populaires qui circulent durant l’ère Truman. En fait, quelques années seulement avant le maccartisme, La vie est belle fait figure de film à la couleur communiste. Le plus incroyable semble pourtant qu’avec cette subversion envers la politique menée par le gouvernement d’après-guerre (aux balbutiements de la Guerre Froide, on convertit la population au danger soviétique et à ses valeurs « douteuses »), personne n’ait vu la portée d’une oeuvre anti-capitaliste. L’ingéniosité réside dans cette capacité qu’a Capra à rester constamment sur le fil du rasoir et à ne jamais passer le cap de l’explicite. Il secoue puis rassure. Il questionne avec sarcasme et répond dans le sens du poil.

Dans ce jeu d’équilibriste, La vie est belle fait d’abord preuve d’une véritable originalité formelle. Son premier quart d’heure va ainsi exploser les codes narratifs tels qu’ils étaient grâce déjà à une scène d’ouverture inouïe. Dieu, montré sous la forme d’une galaxie dans le cosmos, discute avec l’un de ses anges et décide de confier le cas Bailey à Clarence, ange de seconde classe, qui nous apparaît comme une simple petite étoile. Ou quand Galilée et Christianisme ne font plus qu’un. La plus grande partie du film sera un immense flash-back sur la vie de George Bailey, à commencer par son enfance. Et lorsque l’on passe à George adulte, on fait pause. Un arrêt sur image où les apartés divines marquent encore un peu plus la distanciation entamée au début. Par ces audaces autant visuelles que scénaristiques, le film peut se placer aux côtés d’autres détonateurs comme L’ultime Razzia ou Boulevard du Crépuscule.

© Swashbuckler Films

© Swashbuckler Films

Capra veut du changement. Le plus gros de sa carrière est derrière lui (ses premiers films datent du début des années 1920), et son apport au cinéma hollywoodien est déjà très important. Son désir d’indépendance envers ce dernier est palpable à la vision du film. Les codes et l’éthique le contraignent, et ses ambitions sont rabaissées par les studios et leur argent. Capra est de ceux qui ont fait avancer le cinéma américain vers une approche auteuriste et personnelle, en s’imposant dans sa mise en scène autant que sur les affiches de ses films (il fut l’un des premiers à être mentionné au même titre que les acteurs et le nom du studio). La vie est belle est un film qui touche à son intime. Quand George Bailey lutte contre l’ignoble et pingre vieillard Mr. Potter pour sauver son entreprise, c’est Capra qui tente de résister à la mécanique des studios avec sa société Liberty Films. Lorsqu’il dispense son personnage de devoir militaire à cause d’une oreille défaillante, c’est lui qu’il imagine. Alors que Dieu, toujours en voix off, décrit la guerre, images d’archives à l’appui, c’est Capra qui parodie ses propres films de propagande.

Fantasme dans le fantasme. George Bailey devient plus qu’un personnage de film, il incarne une figure idéaliste d’une Amérique idéalisée. Il est le rêve de tous les Américains moyens et la projection d’un Frank Capra dépressif et rempli de regrets. Le film ne porte pas sur un homme pieux qui tente de rester dans le droit chemin. Ce film porte sur un homme qui a dû grandir et se créer sans la moindre possibilité d’épanouissement, qui a dû se conformer à un monde qu’il a de tout temps voulu fuir, à une situation familiale qu’il a toujours exécrée. George Bailey est en effet l’Américain moyen, construit dans la frustration et la peur de la culpabilité (tout ce qui l’empêche de voyager, ce sont des engagements qu’il n’a jamais voulu). George Bailey souffre de sa famille (l’oreille déficiente à cause de son frère, l’entreprise quand son père meurt, les conseils de moeurs d’une mère trop imposante) et de sa ville (Mr. Potter est l’incarnation du mal à petite échelle, une communauté où tout est toujours pareil) qui ne le laisseront jamais s’échapper. Même sa femme, pourtant bienveillante, l’en empêche en réalisant son seul rêve à elle : reconstruire une maison en ruines et avoir des enfants.

George Bailey contre la communauté donc, contre l’argent aussi, les billets verts étant très souvent les oracles d’un malheur à suivre. Avant de partir pour leur lune de miel, George et Mary secouent avec envie et bonheur une liasse de billets. Ils seront tout de suite rattrapés par la quasi-faillite de l’entreprise et ne pourront pas partir en fin de compte. L’argent est aussi annonciateur de malheurs, surtout dans le noeud de l’histoire, puisque s’il veut en finir, c’est parce que George Bailey n’a plus d’argent. Triste histoire donc que celle de l’homme qui veut se tuer à cause de la chose qu’il refusait le plus auparavant : ne pas être assujetti à la norme américaine et à son culte capitaliste.

…et Fin.

Si Clarence lui montre comment sa vie aurait été sans lui, c’est aussi parce que c’est déjà le cas. Par ce dispositif ingénieux, Capra décolle le vernis illusoire du modèle américain avec autant de force et de dextérité que la femme de George en met pour recouvrir de papier peint les murs lugubres du foyer familial. Cette dernière partie du film pourrait très bien être un cauchemar récurrent de l’homme moyen. Evincé de sa propre vie, George Bailey ne reconnaît plus rien car il n’existe pas. Serait-ce sa véritable existence que cette vie où la noirceur qui l’habite secrètement est devenue un monstre imprégnant les moindres recoins des ruelles ? Cette maison restée en ruine serait-elle la parabole d’une vie de renoncements, de désirs à jamais inassouvis ? Et quand tout redevient normal alors, George Bailey arrive de l’autre côté du miroir, trop content de s’être sorti de ce cauchemar éclairant. Il décide de se leurrer pour de bon, d’embrasser aussi bien les conventions que toute sa ville avant lui.

La concrétisation de sa résignation repose sur la dernière scène du film. Quand tous les gens qu’il a aidés, qu’il a accueillis grâce à son entreprise (on a l’aperçu d’un modèle très kolkhozien dans cette séquence où des habitants de la ville sont relogés dans une maison flambant neuve) lui viennent en aide en donnant chacun une petite somme d’argent. Ils le soutiennent aussi dans sa démarche de nouveau résigné et l’invitent officiellement dans leur club. George Bailey est heureux, il a finalement réussi à dépasser ses propres envies pour intégrer la norme frustrée : la vie est belle.

© Swashbuckler Films

© Swashbuckler Films

Voilà avant tout pourquoi La vie est belle est un grand film. C’est qu’il déteste tout ce qu’il prétend défendre. C’est qu’à travers ses cadres noirs et malicieux (voir ce plan où George, courant vers la caméra et s’arrêtant net, en plein mauvais rêve dont il ne se réveille pas, regarde à sa droite jusqu’à pivoter sur nous, pour nous prendre à témoin et nous poser la même question qui se pose à lui), à travers une vraie subtilité entre un scénario faussement démagogue et une mise en scène réellement transgressive, le cinéaste nous raconte sa vie et ce que sera probablement celle de l’homme américain (James Stewart est l’homme américain par excellence) dans les décennies qui suivront. George Bailey de nouveau sur le pont demande une dernière chose à Dieu : « I want to live again ! ». Pour se réveiller du cauchemar, George est prêt à tout. Tout, sauf cette maison en ruines.

Larry Gopnik


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