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Un poème de Frédéric Gagnon…

Publié le 19 février 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

(À Laterrière, Saguenay.  Dans un rang.)

Jour clair et frais de l’automne.

Et dans le vol des outardes, ne pressent-on pas ce vol fantôme qui dans le champ des possibles double

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leur parcours ?

Derrière le chêne, sur l’élévation légère, j’observe cette jeune femme qui de l’autre côté de la route, en contrebas, s’arrête pour écouter les outardes et les voir quitter toutes ensemble les terres marécageuses ; mais pour l’instant, rien ne transparaît de leur présence sinon quelques cris brefs, parfois le profil d’une tête d’oie parmi les herbes folles.

Je fais un tour d’horizon.

Au fond du paysage, des montagnes arrondies, parées des couleurs saisonnières, ocre, jaunes, beiges, rouges qui s’entremêlent insensiblement.  À gauche se trouvent des bâtiments agricoles, une ferme que délimitent deux clôtures qui se rencontrent à la base du monticule, puis un terrain inondé que contient une rangée d’arbres sur ma droite, à quelques centaines de mètres de l’inconnue, un mur de cèdres au-delà duquel j’aperçois l’extrémité grise d’une écurie qu’occulte, pour sa plus grande part, la façade d’une blanche maison aux volets noirs.

Il y a quelques jours, j’ai surpris un voilier d’outardes qui se brisait près du sol.  Les bêtes superbes sans doute venaient se repaître dans ces terres que baignent les eaux des pluies de l’automne.  Et cette fois, la jeune femme n’était qu’à quelques pas de moi, et je jurerais qu’elle partage la physionomie d’un ancien amour.  Ne possède-t-elle pas ces mêmes cheveux bouclés, d’un châtain roux, qui tombent à l’épaule ; ces mêmes yeux pers, deux ciels liquides dont s’abreuva ma nostalgie ; la mine songeuse, la taille fluide de cette figure fugace que trop de nuits je poursuivis en mes rêves ?

Les pensées les plus audacieuses ne sont jamais sans contrecoups dans la réalité concrète – et comme j’établis que d’incontestables correspondances lient mon amante de temps anciens à l’amante des bernaches, les outardes tout d’un coup quittent la terre pour former, dès leur envol, cette pointe de flèche dirigée vers la lune.  Et le chœur entame son chant, vocalises brèves, indéfiniment répétées, de leurs voix primordiales, triste chant de joie, exaltante plainte de la terre, de la terre qui se retrouve dans le ciel et se découvre venue de plus loin qu’elle-même… – et spontanément surgit sur mes lèvres le mot Dieu

Qu’un ange le prononce sans bruit, qu’il caresse l’espace d’un soupir, suffit pour que l’on pressente la réalité de Dieu, qui est à la fois le chant de l’outarde et son vol immatériel.

 Elles traversent le zénith.

Leurs ailes déployées, les oies sont des triangles à l’intérieur d’un triangle, et leur mouvement détermine des géométries nouvelles – et tout événement ne se produisant pas sans contrecoups dans le monde des pensées, j’ai l’intuition soudaine de la correspondance des lieux, chacun s’imbriquant en l’autre, se modelant sur la forme de l’autre pour former un ensemble de sphères concentriques et ondoyantes.  Fulguration !  Relativité que l’on expérimente dans l’absolue certitude d’une présence qui est celle de leur vol impalpable, mais certain.  Pur mouvement.  Et leurs cris, distincts comme des agates dans les ruisselets de brise, font vibrer les espaces qu’elles parcourent, libres et pourtant soumises à la nécessité.

Tout-en-un.

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Elles forment triangle, mais quelques bêtes en éclaireuses devancent la pointe et d’autres traînent à la base pour garder les arrières ; et je suis immobile derrière la jeune femme qui regarde les outardes.

Elle met sa main en visière ; dans son imperméable lime se forment des replis et crevasses ombreux et mouvants dont les rapports ne sont pas moins complexes que ceux de la terre, des outardes et du ciel avec les galaxies que peuplent les étoiles – et je me rappelle distinctement d’un jour pareil avec mon amour, et qu’elle accomplit le même geste… et je sais que par-delà mes dilections, les correspondances s’étendent à l’infini, et n’ont pour terme que

le Point qui d’une seule projection fait les univers sans nombre – et de tous les êtres s’accordent les respirations.

 Et je reconnais dans le chant des outardes l’unique pensée dont jaillissent les mondes comme je reconnais en la jeune femme l’apparition d’un amour unique.

Et je suis reconnaissant.

Notice biographique

Un poème de Frédéric Gagnon…
Frédéric Gagnon a vécu dans plusieurs villes canadiennes, dont Montréal, Kingston et Chicoutimi.  Il habite aujourd’hui Québec.  Il a étudié, entre autres, la philosophie et la littérature.  À ce jour, il a publié trois ouvrages, dont Nirvana Blues, paru, à l’automne 2009, aux Éditions de la Grenouille Bleue.  Lire et écrire sont ses activités préférées, mais il apprécie également la bonne compagnie et la bonne musique.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche : https ://maykan2.wordpress.com/)

 


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