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Compagnonnage et franc-maçonnerie, quelle parenté ?

Par Jean-Michel Mathonière

Compagnonnage et franc-maçonnerie, quelle parenté ?La question de savoir s'il existe ou non une parenté ou un lien pertinent entre le compagnonnage et la franc-maçonnerie m'est sans cesse posée. Il me semble intéressant, en attendant la parution d'un article universitaire et d'un essai qui seront tout spécialement consacrés à ce sujet, de redonner ici l'article que j'ai publié dans le N° 27 de la revue Franc-maçonnerie magazine. Je suis en effet particulièrement agacé, ces derniers temps, de constater combien reste cultivée, dans ces deux univers, l'ignorance quant à ce qu'est réellement l'autre — et cela au profit, pour les uns, d'un anti-maçonnisme primaire digne du régime de Vichy, et pour les autres, d'un romantisme à coloration zozotérique qui n'est par ailleurs pas exempt d'un sentiment de supériorité intellectuelle vis-à-vis des ouvriers… Et si l'on essayait d'avoir une approche documentée et nuancée ? Certes, l'article qui suit reste un simple aperçu, mais j'ose néanmoins espérer qu'il pose quelques points de repère utiles.

Compagnonnage et franc-maçonnerie, quelle parenté ?

En tête des questions qui me sont le plus souvent posées au sujet du compagnonnage, il y a celle de sa parenté avec la franc-maçonnerie. Pour les profanes, l’emploi d’un emblème identique – l’équerre et le compas entrecroisés – renforce l’idée, induite par le côté mystérieux et élitiste des deux organisations, qu’elles seraient en quelque sorte deux visages d’une même entité occulte. Pour les francs-maçons, il y a l’intime conviction qu’il existe une étroite parenté et qu’ils seraient cousins germains des Compagnons. Nombreux admettent même l’idée que la franc-maçonnerie a emprunté l’essentiel de ses grades bleus au compagnonnage… Le fait que depuis quelque temps des historiens de ces deux sociétés combattent cette idée, perturbe quelque peu les esprits sans pour autant parvenir à faire table rase des idées reçues. Les francs-maçons restent fascinés par les descendants des bâtisseurs de cathédrales que seraient les Compagnons, héritage au demeurant évident pour l’esprit mais qui reste à prouver sur le plan historique pour ce qui est des filiations initiatiques. Sans remonter jusqu’à ces temps anciens pour lesquels les archives manquent cruellement, qu’en est-il exactement de cette parenté entre compagnonnage et franc-maçonnerie ? Faisons le point sur quelques aspects de cette question complexe.

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La double appartenance

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler au préalable que de nos jours, les obédiences maçonniques et les sociétés compagnonniques n’entretiennent aucun lien. Et même qu’un grand nombre de Compagnons cultivent un anti-maçonnisme pour le moins solide — attitude héritée de la période vichyste durant laquelle le compagnonnage français a connu un profond chamboulement et des clivages. Ainsi, dans un grand nombre de sociétés du Devoir, la double affiliation est-elle strictement interdite et découvrir que cette règle a été transgressée conduit à une radiation. Dans d’autres compagnonnages, c’est un choix qui relève fort heureusement de la liberté individuelle et n’appelle d’autre remarque que le fait de mettre en garde le Compagnon voulant devenir Franc-maçon de la difficulté qu’il pourra rencontrer à satisfaire à toutes ses obligations, tant compagnonniques et maçonniques que familiales. Sage attitude s’il en est… On peut aussi remarquer que la double appartenance est, pour ainsi dire, de tradition au sein de certains cercles de l’Union Compagnonnique (nombre de ses fondateurs en 1889 étaient francs-maçons), tandis qu’elle est plus rare au sein de la Fédération compagnonnique des métiers du Bâtiment, y compris chez les Gavots (les Compagnons menuisiers ou serruriers du Devoir de Liberté, auxquels était affilié le célèbre Agricol Perdiguier, lui-même reçu en Maçonnerie en 1845).

Si on remonte dans le passé, ce phénomène de la double appartenance a connu de sensibles variations, selon les métiers et les rites compagnonniques, et aussi selon les périodes. Ainsi, durant tout le XIXe siècle, l’adhésion à la franc-maçonnerie est-elle très fréquente, pour ne pas dire quasi systématique, chez les Compagnons Étrangers tailleurs de pierre (la branche qui se réclame de Salomon) tandis que, relativement répandue chez les Compagnons Passants tailleurs de pierre (l’autre branche, celle des « enfants » de Maître Jacques) avant la Révolution de 1789 et jusque sous l’Empire, elle devient très rare ensuite. Idem chez les Compagnons charpentiers, où la double appartenance est monnaie courante chez les « Indiens », sans pour autant être inconnue chez les « Soubise ».

Quelles sont les raisons de la double appartenance autrefois ? S’agit-il de la reconnaissance implicite d’une parenté ? Non. Deux cas principaux semblent se dégager de l’étude des sources documentaires : d’une part, c’est un fait relativement bien connu à partir du milieu du XIXe, le désir pour des Compagnons ayant terminé leur Tour de France et n’ayant par conséquent, à cette époque, plus de contacts suivis avec leur société, de cultiver une sociabilité fraternelle fondée sur des symboles en partie communs ; d’autre part, et c’est là un fait qui n’a pas encore été mis en évidence, le besoin pour l’ouvrier itinérant de disposer d’un maximum de « réseau » afin de faire face aux aléas du Tour de France. En clair, nombre de Compagnons du début du XIXe siècle entrent en Maçonnerie avant même leur départ sur le trimard ou durant celui-ci, histoire de disposer non pas d’un réseau d’assistance mutuelle – c’est la vocation première des sociétés compagnonniques – mais de deux ! Dans une ville où leur compagnonnage ne possède pas de siège et où ils ne pourront donc pas recevoir de secours de route s’ils sont sans embauche – précieux viatique qui leur est « dû » s’ils sont en règle –, il leur reste alors le recours à la fraternité maçonnique… Ajoutons à ces deux raisons, pour la période de l’Empire, l’entrée en Maçonnerie via les loges militaires, nombre de Compagnons ayant transité par les armées.

Vraies et fausses ressemblances

S’il est incontestable que l’emblème basique de l’équerre, de la règle et du compas entrecroisés, accompagnés chez les Compagnons d’autres éléments caractérisant le métier, était employé par certains compagnonnages dès avant l’arrivée de la franc-maçonnerie en France, il faut se garder de voir là l’indice d’une influence de l’un sur l’autre, et encore moins la preuve d’une origine compagnonnique de la Maçonnerie. En réalité, les Compagnons comme les Francs-maçons emploient ce symbole pour faire allusion au cinquième Art libéral, la Géométrie, qui pour les uns comme pour les autres est fondamental. Pourquoi envisager ce symbole commun comme étant l’indice d’une parenté organique, alors qu’il est tout simplement l’un des signes de l’existence d’un substrat culturel commun, celui de l’architecture ? Ces mêmes instruments géométriques ont été employés, à cette époque comme plus récemment, comme symboles des arts et des sciences, ou comme emblemata moraux, sans que pour autant cela soit l’emblème d’organisations peu ou prou initiatiques. N’oublions pas que le compas est, comme le serpent, l’emblème de la Prudence…

Plus troublant pour les Maçons sont les quelques extraits de rituels compagnonniques qui ont été publiés, notamment en 1901 dans l’ouvrage classique d’Étienne Martin Saint-Léon, Le Compagnonnage. Des pans entiers de rituel peuvent être mis en parallèle avec le rituel maçonnique ! Damned! N’est-ce pas là, comme le croyait Jean-Pierre Bayard, la preuve incontestable de la parenté entre les deux ordres ? Non, c’est tout simplement celle des nombreux emprunts effectués par les compagnonnages, tout le long du XIXe siècle, aux sources maçonniques, qu’elles soient rituelles, légendaires ou iconographiques. Car contrairement aux idées reçues d’une majorité de Maçons, ce sont les Compagnons qui ont « piqué » dans leurs traditions, et non l’inverse !

Pourquoi ? Ces emprunts sont-ils le résultat du phénomène de double appartenance évoqué plus haut ? Ce faisant, les Compagnons auraient-ils reconnu l’antériorité de la tradition maçonnique sur la leur ? Non et encore non… Il n’était nul besoin que des Compagnons « double-casquette » trahissent leur serment maçonnique : dès la fin du XVIIIe siècle, il était possible à n’importe qui sachant lire de se procurer en librairie l’essentiel des rituels maçonniques. Et nombre de Compagnons savaient lire… En témoignent dans les bibliothèques des exemplaires de grands classiques, tels les ouvrages de Guillemain de Saint-Victor, revêtus d’ex-libris compagnonniques. Un peu plus tard, ils feront de l’Histoire pittoresque de la franc-maçonnerie et des sociétés secrètes anciennes et modernes de Clavel (1843) un de leurs livres de chevet, ainsi qu’en attestent les emprunts que font les estampes compagnonniques de cette époque aux belles gravures illustrant cet ouvrage (cf. Laurent Bastard, Images des Compagnons du Tour de France).

Pourquoi ces emprunts ? Les anciens rites et légendes compagnonniques étaient relativement sobres, d’essence chrétienne. Ce qui est décrit dans la Résolution des docteurs de la Sorbonne, en 1655, concernant les « pratiques impies, sacrilèges et superstitieuses » des Compagnons selliers, cordonniers, couteliers, chapeliers et tailleurs d’habits, ce sont pour l’essentiel des mises en scène de la Passion, le récipiendaire étant assimilé au Christ devant souffrir avant de mourir puis de renaître. L’arrivée de la franc-maçonnerie spéculative et l’évolution des mentalités sous la Révolution va chambouler cette trame rituelle restée stable jusque vers la fin du XVIIIe siècle. Tout naturellement, les Compagnons vont chercher à accorder leurs rites et leurs légendes à la mode et à la mentalité de leur époque, à les enrichir de moult détails et péripéties. Un peu avant 1870, on lit ainsi dans un courrier de Jules-Napoléon Bastard, un Compagnon tanneur, qui ne deviendra franc-maçon que quelques années plus tard, les lignes suivantes relatives aux réformes qu’il convient d’introduire dans sa société compagnonnique (notamment amplifier la réception pour lui donner plus de charge émotionnelle) et qui résument bien la fascination qu’exerce alors le modèle maçonnique sur les Compagnons :

« Mais qu’avons-nous pour pouvoir instruire un homme ? Rien, nos écrits ne sont pas assez compliqués, il y manque de grandes choses […] Que faut-il ? Un livre parfaitement écrit contenant les détails d’où découlent les sociétés compagnonniques, le rang de chaque corps d’état, amplifier la réception, augmenter nos reconnaissances […] Marchons sur les traces des Maçons sans en singer les principes, n’y rien leur emprunter […] Pour nos réceptions, assistons-y avec une mise convenable, c’est-à-dire en redingote, chapeau à haute forme, muni de nos couleurs. Ayons aussi le tablier bleu brodé en blanc et en rouge où les outils de la partie seront dessus, les deux colonnes du temple & le compas & l’équerre […] un transparent représentant les deux colonnes du temple, la branche d’olivier, un compas & une équerre, […] le chien de Pérignan, un tombeau derrière le transparent, tous les compagnons assis, et le premier en ville interrogera le récipiendaire, l’introduira avec le rouleur les yeux bandés dans ladite chambre, le laissera seul livré à ces réflexions, ayant devant lui un cercueil recouvert d’un drap mortuaire et deux couleurs blanches représentant la croix, deux cannes dessus le cercueil, un pistolet & un poignard, le soleil et la lune peint sur verre en forme de lanterne. Voilà les Pays ce qu’il nous faut. »

On soulignera le fait que, précisément, malgré les précautions oratoires vis-à-vis de la Maçonnerie, les détails qui sont donnés concernant le port d’un tablier et la décoration du temple sont de purs emprunts maçonniques…

Le substrat culturel commun

En fait, la première erreur à être faite lorsqu’on évoque cette délicate question de la parenté entre franc-maçonnerie et compagnonnage, c’est de considérer ce dernier comme formant un tout homogène. Or, tel n’est pas du tout le cas, d’autant si l’on remonte les siècles. Il est plus convenable de parler de compagnonnages, au pluriel. De fait, si une forme quelconque de parenté doit être recherchée, ce n’est pas entre la tradition maçonnique et tous les compagnonnages indistinctement, mais tout d’abord avec les sociétés de tailleurs de pierre (les « maçons » au sens ancien du terme). Ce n’est pas non plus entre la franc-maçonnerie spéculative, telle qu’elle s’européanise au milieu du XVIIIe siècle, et les compagnonnages français de tailleurs de pierre (les Passants et les Étrangers), mais entre les loges opératives écossaises et anglaises dont se revendique la tradition spéculative et les compagnonnages européens de tailleurs de pierre.

Et le problème n’est pas de s’obséder sur les parentés rituelles, mais de mieux cerner et comprendre le substrat culturel commun à toutes ces organisations, qu’elles possèdent ou non un caractère initiatique, qui est celui du métier et des arts et sciences lui étant connexes. Cette exploration, sérieuse et méthodique, promet à coup sûr de belles découvertes. C’est ce que j’ai cherché à montrer dans l’exposition La Règle et le Compas, où l’on découvre notamment les extraordinaires sources françaises d’un symbole comme la pierre cubique à pointe…

Compagnonnage et franc-maçonnerie, quelle parenté ?

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)


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