Par Guy Sorman.
Au long des Jeux Olympiques de Sotchi, seuls les athlètes auront été contrôlés pour dopage. Les chefs d’État ne devraient-ils pas également l’être ? Certains Jeux ne coûtèrent rien au pays d’accueil, comme ceux d’Atlanta en 1996 ou de Salt Lake City en 2002, car entièrement autofinancés par le secteur privé. À l’inverse, des nations peu fortunées comme la Chine en 2008, la Grèce en 2004 et la Russie cette fois-ci, auront pulvérisé le record de la dépense publique pour épater le monde : 50 milliards de dollars pour Sotchi. Ne devrait-on pas fixer aux États les mêmes règles de bonne conduite qu’aux sportifs ? Car, un athlète qui se dope nuit peu, tandis qu’un Poutine appauvrit des millions de Russes ; de même que le gouvernement grec avait déclenché la faillite publique de son pays.
Déduire du succès logistique des Jeux de Sotchi, comme le souhaiterait Poutine, que la Russie a renoué avec la puissance et la prospérité, serait une grave erreur de jugement. Le financement de ces Jeux comme la croissance soutenue de l’économie russe depuis quinze ans, reposent entièrement sur une aubaine : une constante hausse du prix du gaz au bénéfice du Gasprom, une entreprise qui se confond avec l’État. Poutine est dopé au gaz. La Russie bénéficie d’une rente gazière, accessoirement pétrolière, à la manière de l’Arabie saoudite, du Qatar ou du Venezuela. On rappellera d’ailleurs – ce fait reste peu connu – que la relative prospérité de l’Union soviétique dans les années 1960, dérivait aussi de cette rente minérale : quand, dans les années 1980, les prix des matières premières et de l’énergie exportée déclinèrent, ne permettant plus à l’URSS d’importer suffisamment pour nourrir le peuple, l’URSS s’effondra. Vladimir Poutine et nous tous devrions nous souvenir de ce passé si proche et, plus généralement, nous remémorer ce que les économistes appellent la « malédiction des ressources naturelles ».
Le gaz russe, le pétrole saoudien ou iranien, le soja argentin (justement surnommé « pétrole vert ») confèrent une richesse provisoire, et plus encore l’illusion de la richesse. Cette illusion et l’argent facile que génère la rente minérale dissuadent gouvernements et entrepreneurs d’innover et de se diversifier. En Russie, depuis que le prix du gaz monte, le pays ne cesse de se désindustrialiser : au pays de Poutine, il ne reste que des oligarques branchés sur les matières premières et de vastes supermarchés où tous les produits de consommation sont importés.
La rente conduit aussi à des effets politiques notoires : en concentrant la richesse au sommet, elle perpétue les régimes autoritaires. Ceux qui sont assez astucieux pour redistribuer une partie de la rente (Poutine, la monarchie saoudienne, Chavez naguère au Venezuela, Nestor Kirchner puis Cristina Fernandez en Argentine) se constituent une clientèle populaire qui soutient le despotisme redistributeur. Jusqu’au jour où les prix se retournent : ce qui, en ce moment même, est le cas sur le marché du soja et du gaz. Soudain, les gouvernements brésilien et argentin, privés de suffisamment de ressources à redistribuer, n’ont d’autres expédients que de fabriquer de la monnaie : avec l’inflation qui en résulte, leur chute est imminente. Un sort identique guette Poutine. La raison en est que les États-Unis, grâce à la technique de fracturation, mise au point par des entrepreneurs américains, sont en passe de devenir le premier producteur de gaz au monde. Partout, les prix commencent à baisser et ils baisseront plus encore quand les Américains exporteront ce gaz vers l’Europe. En Europe même, la Pologne, la Grande-Bretagne, la France (quand son gouvernement aura fait taire ses écologistes) deviendront des producteurs majeurs au détriment, là encore, de Gasprom.
La « malédiction des ressources naturelles » est cependant une théorie ambiguë : elle laisserait supposer que leur absence est une bénédiction. S’il est vrai que la Corée du Sud ou Israël, par exemple, sont des succès économiques entièrement fondés sur l’absence de ressources naturelles, la Norvège, les États-Unis ou la Grande-Bretagne combinent habilement ressources naturelles et esprit d’entreprise. C’est donc l’esprit d’entreprise et la bonne gestion de l’État qui transforment les ressources naturelles soit en malédiction, soit en vitamines. S’il fallait parier sur l’avenir du modèle russo-poutinien, il me paraît condamné en moins de dix ans : Sotchi, à terme, apparaîtra comme la dernière fête avant l’extinction des feux et l’Histoire russe disqualifiera probablement Poutine pour dopage.
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