Après deux dernières livraisons (Broken Flowers, The Limits Of Control) qui n’avaient pas toujours su emballer le cœur des spectateurs, surtout au regard de quelques métrages bien sentis par le passé, voilà que Jim Jarmusch nous revient avec un projet qui sentait diablement bon. Deux termes emblématiques sortaient du lot : vampires et rock and roll. Où est-ce que le cinéaste américain allait-il nous emmener ?
Dès les premières images, Jim Jarmusch va marquer son territoire. Quelques personnages, un vinyle, une contre-plongée, un effet géométrique. Ces éléments sont tout bonnement sublimes tant ils sont magnétiques et vont surtout se poser en déclaration d’intention du métrage entier. Rien n’est gratuit dans le cinéma de Jarmusch, le beau n’a de raison d’exister que s’il a un sens profond à développer. Le contraire aurait été bien trop facile pour un cinéaste de ce calibre. Bien entendu, il y a bien ces deux protagonistes dont on sait que le montage parallèle qui les identifie va inexorablement les amener à se retrouver. Il y a surtout cette forme circulaire qui happe et qui hante. Cet homme et cette femme sont à l’image du disque. Eux-aussi vont tourner, encore et toujours, inextricable métaphore d’une condition qui ne trouve pas de point de fuite. Ces instants annoncent, dès lors, un cru jarmuschien plus politique qu’il n’y paraît. La situation intime de chacun est, bien entendu, en filigrane mais le reste du projet amène à dire qu’il y a ce petit élément en plus qui fait que les grilles de lecture du métrage vont pouvoir s’étoffer. Au-delà des héros, c’est bien le monde qui manque de ligne directrice et qui est condamné. A ce niveau, nous retrouvons un certain sens du travelling urbain (le même type image que dans Mystery Train mais également dans le Cogan d’Andrew Dominik) qui détaille un espace en déliquescence physique mais surtout des lignes de dialogues sur quelques situations, dirons-nous, tendues. Elles ne sont, certes, pas légion mais restent suffisamment marquantes pour que Only Lovers Left Alive ait conscience de sa propre époque. Ici, un bon mot sur la gestion de l’eau ; là, un rappel de la situation économique de Detroit. Généralement, Jim Jarmusch laisse son image parler. Ici, il étaye son envie par un texte somme toute à la dimension assez frontale. Rarement le réalisateur avait été si explicite. C’est une bonne chose car elle entre dans une certaine perspective d’évolution cinématographique.
Il est vrai qu’initialement, Jim Jarmusch préfère s’attaquer plus volontiers à la solitude humaine. De Stranger Than Paradise à Dead Man, notamment, le réalisateur propose toute une filmographie qui scrute une certaine vision de l’humanité. Tristesse, résignation et finalement mort comme acceptation, le personnage jarmuschien n’a que peu de moyen de s’en sortir face à la violence de sa propre condition. Ces vampires, notamment Adam, rentrent parfaitement dans cette logique. Le plus important, ici, est de totalement prendre en compte et réfléchir à la puissance de certains choix forts de réalisation. A ce titre, les fondus enchainés sont de parfaits connecteurs entre un espace et un héros. Ces immeubles vidés représentent tellement l’état d’Adam, à qui un Tom Hiddleston magnétique prête ses traits, qu’ils ne peuvent que se confondre. Il faut, également, voir la géométrie de sa demeure. Pourtant immense et donc ouverte à une spatialisation qui pourrait être aisée (utilisation des couloirs notamment), celle-ci n’apparait pas de manière claire dans l’esprit du spectateur. Elle est réduite à une pièce principale même si, de temps en temps, un sous-sol, une chambre ou une cour peuvent faire leur apparition. Cette maison agit alors comme un révélateur psychologique assez impressionnant d’Adam. Il ne pense qu’à une chose, le reste n’a que peu d’importance tant il apparaît perdu. Le réalisateur délivre ainsi une véritable vision cauchemardesque d’un univers et de ses habitants qui, dans leur globalité, ne peuvent être que mornes et à la limite de la résignation tant le monde qui les entoure n’est plus à la hauteur. Bien entendu, rien de nouveau sous le soleil interprétatif du cinéma de Jim Jarmusch (la forêt de Dead Man est d’une logique identique) mais le propos fait seulement du bien dans le sens où il concilie un spectateur avec une certaine réalité. Le réalisateur ne veut pas nous éblouir. Il nous montre un univers malsain, ce qui, pour un film de genre, reste un élément fondateur.
Le métrage ne pourrait être qu’un instrument supplémentaire de déprime s’il n’arrivait pas à trouver des terrains d’une poésie débordante et contagieuse qui vont amener un supplément d’âme chez les personnages. Ca oui, si Only Lovers Left Alive est triste à pleurer, il respire avant tout la classe, le style et l’élégance, à l’image d’une Tilda Swinton sublime. La faute en revient à la puissance d’une bande originale passant de la papesse Wanda Jackson à des sonorités davantage bruitistes du plus bel effet, à la sublime direction de la photographie mais surtout à une certaine réflexion dans le comportement des protagonistes. Ces derniers ne vivent pas ou plus – d’ailleurs, le peuvent-ils vraiment ? -, ils posent. Leurs évolutions ne comptent pas, ils savent qu’il n’y en aura pas. Que reste-t-il à faire alors ? Peut-être bien profiter de ce qui les touche au plus profond d’eux. En toute simplicité. La discipline artistique, en tant que personnage principal et instrument de survie, entre alors en jeu et donne enfin la possibilité d’exister. A ce titre, le choix des villes, d’abord, n’est pas anodin : Tanger, ville de Jimi Hendrix, des Rolling Stones, de Boris Vian et de la Beat Generation ; Detroit, patrie des darons Iggy et des Stooges, du MC5, d’Alice Cooper ou, plus récemment, des White Stripes et autres géniaux Dirtbombs (doit-on y inclure la légende Underground Resistance et le mouvement techno ?). Ensuite, c’est bien leur fascination et leur boulimie pour la musique (les connaissances d’Adam sont des plus pointues) ou la littérature (la lecture ultra-rapide d’Eve) qui va les faire tenir. Chose étincelante, le couple arrive toujours à communiquer sur ce qui les passionne. Ainsi, c’est toute une transversalité qui est célébrée dans leurs intimités. Ou comment, en arrêtant de le prendre pour un idiot, donner envie au spectateur de se cultiver. La sphère privée est « contaminée », il faut maintenant montrer tout cela au grand jour. Le plus important est, ici, dans les postures respectives qu’ils vont déclencher. Dès lors, la tentative d’iconisation touche au sublime comme l’atteste la séquence dans le club, parfaite synthèse à la beauté troublante et à l’excitation vénéneuse tant elle sent le rock and roll à plein nez. Les amateurs apprécieront, c’est certain. Surtout, loin d’être gratuit et sacrifié sur l’autel du swag, ce jeu comportemental permet surtout de rendre encore plus prégnante cette élévation par la culture à laquelle Jim Jarmusch croit sincèrement. En effet, le charisme qui se dégage fait que le spectateur est non seulement obligé de tomber sous le charme de ce duo mais, surtout, de les écouter. Finalement.
Tout ceci rend le film déjà exceptionnel et l’extrême bon goût du cinéaste américain ne s’arrête pas là. Il tire carrément vers le sublime lorsque l’on se rend compte de la proposition magnifique que Jim Jarmusch fait au niveau de la cinématographie de genre. Le vampire est une figure bien connue du cinéma d’horreur qui, si elle a eu de belles heures derrière elles, a été bien galvaudée ces dernières années. Le réalisateur reprend donc à son compte toute une mythologie pour la moderniser mais dans le bon sens. Exit les mangeurs de chlorophylle ou ce je-ne-sais-quoi twilightien, finies les séquences en suspens et dotées d’un haut pouvoir érotique dignes de la Hammer, le vampire jarmuschien ne croque plus tout ce qui bouge (les fameuses canines ne sont pas en sur-représentation) ni ne se fait avaler par une naïveté aux limites de la condescendance (« seul l’amour peut détruire le démon »). Et si le sentiment amoureux guette toujours, il est bien un fait et non plus une lutte comme Dracula pouvait le ressentir. L’intérêt de ce vampire réside, en fait, dans l’évolution de la perception d’altérité si chère au Septième Art horrifique Celui-ci n’est plus un monstre, un Autre qui donne à l’humain ses possibilités de construction identitaire. Dans Only Lovers Left Alive, c’est l’homme qui dérange. Il est d’ailleurs appelé zombies. Cela rappelle bien évidemment tout un pan du cinéma de genre mais surtout cela raisonne magnifiquement dans le discours global. Comme une évidence qui explicite le choix des prénoms, Adam et Eve sont bien les deux seuls êtres dans ce monde a valoir le coup. La métaphore nominative pourrait paraître pompeuse, elle a, au moins, le mérite d’exister. Elle est surtout très claire. Et elle pose une question sur l’humanité – mérite-t-telle d’exister ?- tant elle est tellement digne de ce fameux zombi, au sens littéral du terme. Liquéfié, médiocre et incapable, le tableau noirci par les deux protagonistes n’est guère reluisant. Il faut dire que la différence entre les hommes et les vampires est gigantesque. Les premiers n’ont conscience de rien ; les seconds sont d’une culture immense, lettrés et réfléchis. Leur attitude pourrait être qualifiée d’hautaine. Néanmoins, elle rentre parfaitement dans le cadre strict du propos sur la déliquescence du monde et sur la puissance de l’art comme outil salvateur. Heureusement, la très légère touche d’optimisme finale, à la suite d’une séquence sublime signée Yasmine Hamdam, va permettre de voir une éclaircie dans cet univers. Et si ces vampires, malgré leur mélancolie intrinsèque, arrivaient à contaminer le monde et à être des sauveurs, peut-être que nous nous porterions mieux ?
Only Lovers Left Alive fait naitre de la beauté à chaque minute. Tout est, finalement, fait pour que ces vampires nous envoutent littéralement. Jim Jarmusch signe un retour plus que gagnant avec ce métrage qui va marquer, à coup sûr, l’année cinématographique 2014.