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Billet de l’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 02 mars 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Au tout début, il y eut l’obscurité et le silence.  Puis d’un rhizome enfoui dans la vase surgit une tige,DSCN3648 longue et robuste comme un cordon.  Une tige où bientôt se formèrent quelques feuilles qu’on vit d’abord flotter entre deux eaux puis lentement émerger pour venir, une à une, s’étaler à la surface du lac et frémir au moindre mouvement des eaux.

« C’est pas prudent dans ton état ! »

Encore une fois, Éliane n’avait fait qu’à sa tête.  « Ton état ! » Elle avait beau leur répéter sans cesse que porter en soi une autre vie à naître n’était pas une maladie, ses voisines s’étaient entendues pour être constamment aux petits soins pour elle.  Et elles en faisaient trop.  Tant et si bien que, ce matin-là, Éliane n’eut qu’une envie : fuir quelques heures leur sollicitude.  Elle n’allait certes pas rester enfermée dans son HLM par une belle journée du mois d’août.

Sitôt levée, elle avait enfourché sa bicyclette pour une petite balade en solitaire dans l’espoir de retrouver ce lac mystérieux découvert au hasard lors de ses premières randonnées.  L’expédition n’était pas sans risque.  Un chemin de terre peu fréquenté et situé à l’écart du village où il fallait parfois rouler sur le sable ou bien au travers de grosses pierres.  Un chemin si cahoteux qu’il fallait, par endroits, se résoudre à continuer à pied en tenant fermement les poignées de la bicyclette… pour éviter les accidents.

Un accident n’arrangerait certainement pas les choses dans son état.

Son état qui, en fait, avait été… un accident.  Qui avait fait dévier sa route.  Et qu’elle avait fini par accueillir avec joie.  Après tout, s’était-elle dit, à ce moment-là : « Nous sommes deux, nous serons trois. » L’enfant n’était pas encore tout à fait humain que déjà elle le chérissait.  Et elle avait laissé passer le temps, laissé passer les mois.  On ne sait jamais…

Ils étaient deux, elle le croyait.  Elle l’avait cru.  Jusqu’au moment de Lui annoncer.  Jusqu’au moment de l’entendre répliquer.

« Faudrait pas que tu comptes sur moi pour t’aider.  Déjà qu’avec nos deux enfants, ma femme et moi… »

Une gifle en plein visage ne lui aurait pas fait plus mal.

Ce jour-là, encore sous le choc, Éliane avait fui.  Ses mains tremblaient sur le volant. Dans sa vieille bagnole elle avait roulé au hasard.  Et le hasard l’avait conduite jusqu’à ce tout petit village au beau milieu d’une carte postale.  Jusqu’à cette rue bordée de champs où quelque esprit bien avisé semblait avoir aligné à dessein une série de logements… vacants.

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C’était il y a quelques mois à peine.  Mais tout cela lui semble aujourd’hui si loin.  C’est ce qu’elle se dit en pédalant quand la vue du lac à sa droite la ramène à l’instant présent.  Un lac avec personne autour.  Sauf un chalet abandonné.  Et puis un quai.  Et étalés à la surface du lac, des centaines de nénuphars.  Posant par terre sa bicyclette et ses vêtements, la voilà qui, sans attendre, pieds dans la vase se précipite.  Pour sitôt à la nage s’éloigner de la rive et, dans les eaux sombres du lac, plonger, toucher le fond et rebondir.  Et, dans un grand éclat de rire, surprise par les petits coups de pied du bébé, émerger à la lumière au beau milieu des nénuphars.

Au tout début, il y eut l’obscurité et le silence.  Puis d’un rhizome enfoui dans la vase…

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée àla fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à

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 force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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