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[note de lecture] James Sacré, "Parler avec le poème", par Ludovic Degroote

Par Florence Trocmé

 
James_sacre_bacoParler avec le poème, drôle de titre qui peut s’entendre de deux façons différentes : le poème comme instrument de parole, le dialogue avec le poème. De fait, ces deux sens conviennent à ce livre étonnant et culotté de James Sacré. Pourquoi étonnant ? Parce que rien n’y est nouveau dans son détail, mais que l’ensemble, dans le projet comme dans la réalisation, en fait quelque chose de neuf. Pourquoi culotté ? Parce que l’auteur prend le risque de s’y répéter ou de s’y enfermer, et qu’il déjoue ce risque. On reconnaît bien là la manière et la malice de James Sacré : ça n’a pas l’air de grand chose, et c’est quelque chose d’important. 
 
De quoi s’agit-il ? de fragments d’entretiens concernant la poésie et le poème, datant des années 1979 à 2010, classés par ordre thématique et chronologique : par exemple, l’entrée « lecteurs » fait se succéder huit extraits d’entretiens (avec Daniel Delas et Tristan Hordé en 1989 jusqu’en 2006 avec Thierry Guichard, en passant par Serge Martin ou Antoine Emaz). Ce qui pourrait s’affadir dans la répétition permet au contraire de suivre à la fois le cheminement de l’auteur, la perspective et la cohérence de son travail. C’est cela qui était culotté, et qui est réussi. 
 
Le livre est divisé en deux grands ensembles séparés par vingt-cinq pages de poèmes, qui font une mini anthologie (poèmes de 1968 à 2010)  illustrant à sa manière les propos qu’on retrouve par ailleurs. Le premier ensemble, « L’ancrage », traite à la fois de la matière, du contenu, mais aussi de la destination du poème. Cela commence par une réflexion sur le réel, l’enfance, l’intime, le poème comme lieu de rencontre, qu’il s’agisse d’un paysage, d’un être, de sa propre solitude, d’une forme (« Plutôt que de parler de contraintes formelles, je préférerais parler de rencontres avec des formes ») - et aboutit à la rencontre que le poème peut susciter à travers la publication et le lecteur. Le second ensemble, « Le fourniment pour écrire », traite davantage de la forme : la question du lyrisme, de la langue ou plutôt des langues, du vers et de la prose, des livres, et des notions de vérité et de bêtise. Résumer en deux phrases l’éventail de la réflexion qui traverse non seulement l’œuvre de James Sacré mais de façon plus large toutes les questions que pose le poème (l’auteur préfère ce mot concret à l’abstraction qu’est la poésie) tient de la gageure. 
 
De la même manière, je pourrais citer vingt exemples qui témoignent de la richesse de sa réflexion mais aussi de la personne qu’on entend à travers elle : une personne d’une grande culture littéraire, marquée de doutes qui font de son écriture un travail qui pense constamment à ce qu’il met en œuvre pour se tenir, car le poème semble penser davantage que l’auteur lui-même, dans la mesure où le poème est une pensée mise en forme, pensée ne s’opposant pas ici à émotion, mais la croisant. Il y a chez James Sacré une dimension critique permanente du processus d’écrire, qui s’incorpore souvent dans le poème même, et se fait questionnement, mise en doute, lieu d’un conditionnel. La « boulange de lyrisme critique », qui exprime autant l’espèce de bricolage qu’est écrire, le matériau lyrique mais le refus de s’abandonner au flux de l’émotion, est à ce titre une expression significative, au-delà de ce qu’elle témoigne d’un débat de ces dernières décennies. « La poésie en somme est comme la vie en nous : un mélange inextricable de doutes et de convictions plus organiques que véritablement pensées. » 
 
Cette manière de ne pas séparer écrire de vivre renvoie aussi aux poètes de la Renaissance ou de la période baroque (sur lesquels James Sacré a publié un ouvrage d’obédience structuraliste à la Baconnière en 1977), et place l’auteur dans une perspective humaniste, faite de sagesse et de modération ; qu’il s’agisse de l’articulation formalisme / lyrisme, vers / prose, les éléments ne sont pas fixés : cette mobilité me semble caractéristique de la mobilité – fluidité – de son écriture poétique. Elle dénote aussi, à travers un effort constant d’éclaircir et d’éclairer, au plus proche, sans complaisance et sans articfice, non pas de la sincérité – le mot ne veut pas dire grand-chose – mais une honnêteté intellectuelle nourrie de tolérance et d’humilité. Rien de niais, au contraire : cela n’empêche pas le questionnement sur la réception des livres et la postérité qui témoignent de l’orgueil de bien faire et non de la vanité de devenir quelqu’un. 
 
Echo à cette humilité, la question de la banalité, du patois, de bien parler, de l’obscénité, et de la vérité. La vie, en somme. Tout est possible puisque tout est relatif. «C’est « en pillant » des visages ou des paysages « que nous écrivons », « on peut tout aussi piller la solitude et le renfermement ». Le poème ne s’interdit rien dès lors qu’on y est « vrai » : mot sur lequel James Sacré s’attarde, là encore, pour le mettre à distance et le relativiser.  La préoccupation d’aller chercher en soi ce qui fait notre singularité, à travers le travail sur l’écriture même, ne s’embarrasse d’aucune posture et d’aucune mode : « Il s’agit d’être moderne sans le vouloir » : être soi comme être vrai. Une fois encore, tout est possible puisque tout est relatif. « Un poème est un mouvement de ruse autour d’une impossible vérité (en nous, dans le monde, en ce poème même) qui n’existe peut-être pas. »  
 
Ruse, un mot qu’affectionne James Sacré, et qui lui va bien à travers ce livre qui en est une, puisqu’il réemploie de la matière pour l’organiser autrement, et cela, non à ses propres fins, mais pour nous inviter, avec lui, à réfléchir à cette drôle de chose qu’est le poème, « cet objet qu’on reconnaît (…) mais dont on ne peut guère dire ce qu’il est. ». 
 
[Ludovic Degroote] 
 
 
James Sacré – Parler avec le poème – La Baconnière – 256 p., 20 euros 
 


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