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L’inépuisable propos des guerres

Par Carmenrob

Deux livres primés, deux guerres, deux expériences de lecture singulières. Le premier est dense, haletant. Le second cruel, palpitant.

Le quatrième mur de Sorj Chalandon (Grand Prix du roman de l’Académie française en 2011 pour Retour à Killybegs) a pour assise la rencontre entre Georges, farouche militant de la gauche française, et Samuel, grec rescapé des prisons des colonels, et juif aussi. Samuel entraîne Georges dans le projet grandiose et suicidaire de monter l’Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth. Ça se passe au début des années 80, dans un Liban en guerre civile. Samuel a recruté ses acteurs parmi les principales communautés — chrétiens, chiite, sunnites, druzes — qui composent la mosaïque libanaise et qui s’entre-tuent depuis des années. La pièce doit être jouée dans un théâtre crevé, au milieu de ce qu’on a appelé la zone verte, un no man’s land infesté de tireurs embusqués. Une idée de fou, « une main tendue à la paix ». Or, Samuel, cloué en France par la maladie, fait promettre à Georges de mener son entreprise à terme. Le 4 juin 1982, Georges est à Beyrouth pour les répétitions. Juin 82… la sanglante invasion du Liban par Israël. Puis Sabra et Chatila. «…main tendue à la paix » disait-il? « Avant que la guerre ne [lui] offre brutalement la sienne… »

quatrième mur

Le quatrième mur met en parallèle le destin inexorable de Georges, happé par le combat idéologique tout comme chacune des factions parties au conflit. Avec maestria, l’auteur nous fait vivre de l’intérieur la logique des protagonistes, chacun ayant sa vérité pour laquelle il est prêt à mourir. Et ils meurent. Tout comme les personnages d’Antigone, autre parallèle qui structure le récit. La quête de Samuel, puis de Georges, vise à briser ces frontières, à créer un espace de collaboration entre ces gens que tout sépare, à inverser, durant quelques heures, le mécanisme de l’affrontement. Rêve démesuré, modeste moyen : du théâtre sur le théâtre de la guerre.

Le livre de Sorj est servi par une écriture serrée, sobre, mais d’une redoutable efficacité. Pour preuve, ce magnifique extrait :

« C’était ainsi. Nous avions l’Histoire en commun mais pas d’histoire commune. Pas non plus de souvenirs de peau. Je n’ai rien gardé de ma mère, aucune trace de lèvre, aucune caresse, aucun regard. De mon père, je n’ai rien conservé parce que rien n’a été. Je ne me souviens pas de sa main, de ses doigts qui rassurent lorsque l’orage gronde. Pas même de sa colère, de sa joie, de ses cris. Ni de sa voix. Je ne me souviens pas du rire de mon père. Jusqu’à ce jour, lorsque je pense à lui, je revois le silence. Il y a des enfants aimés, détestés, des enfants battus, des enfants labourés ou couverts de tendresse. Moi, je suis resté intact. [...] J’étais venu au monde parce qu’une femme avait aimé un homme. Elle était repartie sans avoir eu le temps de m’aimer. J’étais une bouche en trop, je suis devenu un cœur en plus. »

Ce magnifique roman, en nomination pour le prix Goncourt, a finalement été couronné du Prix Goncourt des lycéens en 2013.

Le Goncourt a plutôt été remis à Pierre Lemaitre pour Au revoir là-haut, une brique qui nous entraîne dans deux immenses arnaques montées cette fois-ci sur les ruines fumantes de la Grande Guerre. La cupidité et le désespoir ont lâché leurs vautours sur une France exsangue qui peine à enterrer ses morts et encore plus à soutenir ses survivants. Des soldats démobilisés aux motivations personnelles fort différentes profiteront du chaos pour faire fortune.  Un ex-officier sans morale et d’une ambition sans bornes jouera de ses relations pour monter une lucrative affaire d’exhumations militaires basée sur des faits réels. D’autre part, deux ex-soldats, gravement amochés, désespérés, mettront sur pied une offre de monuments pour honorer les soldats morts ou disparus au combat. Les deux escroqueries (la seconde est entièrement fictive) menées en parallèle finiront par se rejoindre dans un dénouement dont il faut bien sûr ne rien laisser transpirer.

aurevoir
Au-delà des éléments d’histoire, la force et le plaisir de ce roman tiennent à sa galerie de personnages brossés d’une plume pénétrante et souvent cruelle. L’auteur dirige les projecteurs sur la promptitude des humains à profiter des tragédies pour satisfaire leur cupidité, combattre leur désespoir ou tout simplement honorer leur immense stupidité. L’exercice pourrait être insupportable si ce n’était de l’humour féroce qui émaille tout le récit. Alors que Lemaitre décrit des horreurs, on se prend à avoir envie de sourire. De rire, même. Un rire un peu jaune par moment ou franchement jouissif.

La plume de Lemaitre est imagée, prolifique de détails. Un exemple :

« C’était un homme assez vieux avec une tête très petite et un grand corps qui avait l’air vide, comme une carcasse de volaille après le repas. Des membres trop longs, un visage rougeaud, un front étroit, des cheveux courts plantés très bas, presque à se confondre avec les sourcils. Et un regard douloureux. Ajoutez avec ça qu’il était habillé comme l’as de pique, une redingote épuisée à la mode d’avant-guerre, ouverte, malgré le froid, sur un veston de velours marron taché d’encre et auquel il manquait un bouton sur deux. Un pantalon gris sans forme et surtout, surtout, une paire de godasses colossales, exorbitantes, des grolles quasiment bibliques. »

Ailleurs…

« Labourdin posa ses mains à plat sur le bureau, avec le même air satisfait qu’à table, à l’arrivée de l’omelette norvégienne. Mlle Raymond n’avait rien d’une crème glacée. Pour autant, la ressemblance avec la meringue dorée n’était pas totalement dénuée de sens. C’était une fausse blonde tournant au roux, avec un teint très pâle et une tête un peu pointue. »

Deux très bons livres. J’aurais personnellement couronné Le quatrième mur du Prix Goncourt, mais on ne m’a pas demandé mon avis.

Pour les curieux d’histoire, lire :


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