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Comment la photographie traverse-t-elle quelques pratiques artistiques contemporaines de Martinique?

Publié le 08 mars 2014 par Aicasc @aica_sc

Cet article a été publié dans le n°17 d’ARTHEME en octobre 2006. Il faut donc le replacer dans son contexte temporel. Depuis certaines pratiques ont évolué comme celle de Breleur, de jeunes artistes comme Shirley Rufin et Steeve Bauras ont émergé, d’autres plasticiens ont quitté le département comme Patricia Baffin… Un point sur les pratiques actuelles ne manquerait pas d’intérêt … Comme le disait l’article, il s’agissait d’amorcer le débat… aujourd’hui comme hier .

Artheme N°17

Artheme N°17

Comment la photographie traverse-t-elle quelques pratiques artistiques contemporaines de Martinique?

De Susan Dayal à Jean-François Boclé, de Monique Mirabel à Patricia Baffin, d’Ernest Breleur à Julie Bessard, d’Hugues Bellechasse à Mickaëlle Loredon, la part croissante de la photographie au cœur de pratiques hybrides, aux côtés des installations, performances, vidéos, peintures ou pastels dans les récentes expositions, n’a pu échapper aux amateurs. Il est question ici de plasticiens utilisant la photographie et non de photographes-artistes. Dans le prolongement de l’utilisation du médium photographique par le Land Art, l’Art corporel et la Performance dès la décennie soixante, les plasticiens se sont en effet approprié la photographie aux détours des années quatre-vingt pour en user selon leurs exigences artistiques. Leur posture diffère de celle des photographes-artistes comme, par exemple, celles de Jean-Luc de Laguarigue, Jean Popincourt, Robert Charlotte, Dino Feigenspan, Franck Girier-Dufournier de Martinique. La photographie des plasticiens ne peut se confondre avec l’art des photographes.

Robert Charlotte

Robert Charlotte

La photographie des photographes s’articule autour de la question de la représentation. Elle la décline de trois manières distinctes : elle peut privilégier la fonction documentaire de la photographie et chercher à reproduire fidèlement le monde ou bien affirmer l’individualité du photographe à travers son écriture photographique et ses recherches formelles. Enfin, le Pictorialisme, la Nouvelle Objectivité, La Nouvelle Vision ou la Subjective photographie ont voulu prendre de la distance par rapport aux pratiques commerciales et promouvoir un art purement photographique, une photo faite pour être regardée pour elle-même et en elle-même.

Les plasticiens qui utilisent la photographie, s’ils acceptent la mimésis(1), cherchent à problématiser le réel plus qu’à le représenter.

Ainsi deux pratiques parallèles se développent et s’ignorent. Les photographes-artistes ne s’intéressent guère aux problématiques de l’art actuel ; les plasticiens définissent leur propre usage de la photographie et ne revendiquent aucun lien avec les photographes.

Si faire de la photographie un matériau de l’art s’inscrit dans la mouvance de l’hybridation des pratiques de l’art actuel à travers le monde, il est cependant pertinent d’analyser le processus d’appropriation du matériau-photographie par les plasticiens de la Caraïbe. Comment la photographie traverse-t-elle certaines  pratiques caribéennes contemporaines ?

Ces quelques exemples sans prétendre à l’exhaustivité sont une invitation à amorcer le débat.

Le respect de la tradition argentique

Un pourcentage élevé de femmes artistes du corpus concerné adopte la photographie dans une perspective féministe, à des fins critiques et dans une étroite relation avec leurs propres corps. Trois artistes femmes, Susan Dayal de Trinidad, Monique Mirabel et Mickaëlle Loredon de Martinique vivent en effet leur démarche photographique dans un lien intime avec leur corps. Leurs pratiques photographiques respectent la tradition argentique.

Ces corps de femmes photographiés stigmatisent en la critiquant la condition féminine dans la société d’aujourd’hui : objet de la convoitise masculine, le corps n’est que trop souvent perçu que dans sa dimension séductrice. Il est dévalorisé s’il ne se plie pas au carcan contraignant des canons esthétiques dominants.

Susan Dayal These cages cannot hold us

Susan Dayal
These cages cannot hold us

Deux d’entre elles, Susan Dayal et Mickaëlle Loredon, sont leur propre modèle, pour des clichés réalisés dans l’intimité sans témoin. Les autoportraits de Susan Dayal ne sont donc pas des traces de performances mais offrent au regard du public l’enregistrement de l’interaction privée de l’artiste avec ses Body Mask. Ce sont des structures-sculptures, inspirées de la tradition du Carnaval de Trinidad, semblables aux armatures métalliques dépouillées, après la fête, de leurs atours de papier et de tissu. Elles sont présentées vides  lors des expositions, invitant par leurs volumes différents à accepter chaque femme avec ses particularités. Elles sont en général accompagnées des autoportraits de Susan Dayal lovée dans ses formes ou s’en extrayant. Ces corsets sont à la fois des accessoires d’apparat et de séduction ; cependant le titre de la série These cages cannot hold us affirme clairement la volonté de s’affranchir des contraintes de la mode et de la société.

La critique est encore plus ferme lorsque Susan Dayal dans Beauty Queen as pin-up, photographiée par Noritoshi Irakawa lors du workshop de Big River à Trinidad caricature ces femmes sur papier glacé(2) des couvertures des magazines. Les slogans féministes, en contradiction avec l’image, stigmatisent ce que doivent refuser les femmes.

Les photographies et pastels de Monique Mirabel défient les tabous liés à la représentation de la nudité mature et juxtaposent quatre générations de ventres féminins. L’artiste interroge ainsi les saisons de la vie et exprime l’inquiétude de l’humain confronté à sa déchéance et à sa finitude. La photographie a le rôle de contrepoint réaliste.

Les images numériques de Mickaëlle Loredon réalisées à l’aide d’un retardateur ne sont pas retravaillées mais la mise en lumière est conçue en amont de la prise de vue, dans une symbolique des couleurs pour créer une atmosphère, bleu pour la sérénité, orange pour la brûlure du regard de l’autre. La photographie comme la vidéo tentent d’impliquer le spectateur dans l’intimité de l’artiste.

Des œuvres – processus aux tirages – œuvres(3)

Si les photographies de Jean-François Boclé enregistrent des actions-processus dans l’espace public, à la différence des artistes des années soixante, il accorde une grande attention aux qualités techniques et esthétiques des tirages-objets, ce qui inscrit également sa pratique dans la mouvance de l’art-photographie des années quatre-vingt. Ainsi les dix photos de la série Zone d’attente présentent les traces photographiques d’une intervention réalisée dans l’espace public en 2003 dans le XVIIIème arrondissement de Paris : Avec un traceur pour bitume, j’ai dessiné à même les trottoirs des silhouettes humaines marquées de coordonnées géographiques: 7°29’’ Nord 47°5’’ Ouest. Le tracé renvoyait aux détours anthropomorphes faits sur la voie publique pour signaler l’emplacement des corps accidentés. Les passants m’ont questionné  alors avec beaucoup d’insistance: «Qui est mort? Qu’est-ce qui s’est passé?». Ma réponse: «Des millions d’hommes jetés à la mer».

C’est à la traite des esclaves que l’artiste fait référence. Jean-François Boclé guette et enregistre photographiquement la réaction des passants qui s’arrêtent, se détournent ou marchent sur son tracé. Cependant même si la fonction de la photographie est de convertir l’art-processus en quelque chose que l’on peut montrer, les clichés sont aussi des objets d’art, des œuvres à part entière.

Jean-François Boclé problématise le réel plus qu’il ne le représente. Ces interventions publiques comme les clichés qui en résultent déclenchent questionnement et réflexion, chacun devant se forger sa propre opinion.

Ernest Breleur

Ernest Breleur

Les Impénétrables(4) de Breleur: une double fonction, plastique et symbolique, pour la photo

Au croisement de l’art et de la recherche scientifique, quelques démarches plastiques d’abord pionnières puis de plus en plus nombreuses abolissent les frontières entre art et science, déterritorialisant ces deux disciplines. Il en résulte, par exemple, le lapin fluorescent d’Edouardo Kac ou les échantillons génétiques de Catherine Wagner. Ernest Breleur, pour sa part, se positionne dans un jeu de rôle chirurgical, dans le métaphorique et le poétique, dans le questionnement plastique plus que dans l’expérimentation scientifique. Il privilégie en effet depuis près de quinze ans un matériau emprunté à l’imagerie médicale, la radiographie. Sans revenir sur la genèse de l’introduction de ce matériau dans son œuvre, déjà analysée dans un article du premier numéro d’Arthème(5), comment ne pas noter combien l’exploitation quasi exclusive du cliché radiographique suscite une œuvre en constante évolution. Grâce à cet élément travaillé à d’autres fins et de manière plus systématique que David Buckland, Alexander de Cadenet, Marilène Oliver, Piotr Ulanski, Kiki Smith, Steve Miller, Wim Delvoye ou encore, dans la Caraïbe, Petronna Morrison(6), Ernest Breleur s’éloigne du registre de la figuration et de la représentation. Ses ensembles évolutifs de silhouettes en suspension sont composés par assemblage de fragments de film radiographique découpés, associés agrafés, jouant sur l’alternance de la transparence et de l’opacité. Avec l’aide des rayons X, le regard transperce l’opacité des chairs, plonge à l’intérieur du corps, d’ordinaire invisible. Ainsi sont bouleversées les démarcations entre l’intérieur et l’extérieur du corps. Le corps est vu autrement. Non seulement l’œuvre se détache de la représentation mais prend de la distance avec une revendication identitaire par l’image trop contraignante plastiquement. L’identité comme étendard n’est pas brandie car le JE de l’artiste fait partie de son œuvre, mais aussi tout ce qu’il charrie d’expériences personnelles, d’imaginaire du monde, du tout monde(7). Après la reconstitution métaphorique de corps, puis d’un peuple, la tribu perdue, la nécessité de restituer une identité à ces anonymes a surgi. Le recours à la photographie s’est révélé alors indispensable. Cette dernière intervient pour redonner chair à ces individus. Des lèvres, yeux, sexes, seins, passés ou non dans des bains de couleur et tirés sur papier sont découpés, agrafés, intégrés aux sculptures-squelettes, sans souci de l’anatomie, sur le mode surréaliste, bousculant l’ordre des organes et des membres. Le processus de ré-humanisation se poursuit. Francis Bacon voulait atteindre la ressemblance au moyen de la dislocation, de la déformation, de la distorsion des apparences et réalisait d’ailleurs ses portraits non face au modèle mais d’après photographie. Aujourd’hui Ernest Breleur s’efforce de revisiter aussi le genre du portrait en annulant la question de la ressemblance. Ses portraits sont des portraits sans modèles qui  recréent une image mentale.

Ernest Breleur Série des portaits Mali

Ernest Breleur
Série des portaits
Mali

Ernest Breleur conjugue dans ses dispositifs plastiques l’essentiel des techniques de captures d’empreintes des corps, chacune donnant d’eux, une vision différente. La radiographie permet la suture symbolique et la résurrection, la photographie confère une identité et humanise. Cependant le vide et la lumière interviennent également comme matériaux aux côtés de ceux qui sont empruntés à l’imagerie médicale.

La photographie, métaphore visuelle de la mémoire

A travers ses peintures, ses photographies, ses installations, Patricia Baffin, tente ce qu’elle appelle la fossilisation des objets du passé et de son enfance insouciante. Ses œuvres expriment avec finesse et sensibilité la nostalgie d’un mode de vie où, de son point de vue, dominait le sens des valeurs humaines. Les tirages photographiques de quelques objets emblématiques, moulin à café, bassine, persiennes, lampe à pétrole, panier caraïbe sur tôle, tuile, bois ou transparent collé sur vitre se veulent une retranscription plastique du travail de la mémoire. Les formes de ces objets sont comme atténuées par le temps qui passe mais restent cependant gravées dans le souvenir. En effet, la répétition de tirages plus ou moins estompés d’un même objet crée une mise en abîmes, un rythme subtil semblable à des échos de réminiscence.

Patricia Baffin

Patricia Baffin

La photographie intervient alors au même titre que la peinture ou l’objet comme un matériau de l’art. Matériau exploité moins pour sa capacité à reproduire le réel que pour ses potentialités artistiques révélées par l’expérimentation continue et ludique. Patricia Baffin met à l’épreuve les qualités spécifiques des différents supports qu’elle essaye, lisses ou poreux, granuleux ou épais et qu’elle enduit d’une couche de gélatine argentique avant de poursuivre ses tirages selon la procédure habituelle. Les œuvres les plus récentes tirent parti des avancées numériques puisqu’elle opte pour un transfert sur transparent, intégrant les effets aléatoires générés par les caractéristiques des feuilles de rhodoïd. Le jeu des ombres, des reflets concourent à produire des empreintes fantomatiques d’objets. Patricia Baffin détourne la photographie de sa pratique traditionnelle et de sa fonction première, la capture mimétique, pour privilégier la recherche et présenter une métaphore visuelle de la mémoire. Le procédé photographique comme la mémoire capte, saisit, enregistre, conserve des images fragmentaires du réel, qui finissent par s’estomper avec le temps et dont il ne subsiste plus que des traces.

Ainsi Boclé, Lorédon, Mirabel et Dayal restent fidèles à la tradition de la prise de vue et du tirage argentique.

Breleur et Baffin interviennent à différentes étapes du processus photographique : Breleur, lors des bains révélateurs pour teinter les clichés ; Baffin, en expérimentant différentes surfaces sensibles. Le premier semble accorder la primauté aux propriétés symboliques des fragments photographiques. Ils ont certes une fonction plastique mais ont surtout comme vocation l’achèvement du projet de reconstitution et de ré-humanisation. La seconde s’approprie et questionne le processus photographique qui devient alors, dans son ensemble, porteur de sens et support de son propos.

Cependant cette hybridation des pratiques, conséquence de la mondialisation de la scène artistique ne contribue pas obligatoirement à réduire l’ancrage local des œuvres et à détacher les pratiques artistiques des problématiques locales. Il semble qu’à l’inverse de l’Europe ou des Etats-Unis, on relève dans la Caraïbe peu de postures de repli sur le quotidien, le banal, l’ordinaire, le dérisoire, l’intimité.

Les démarches de plasticiens comme Boclé, Dayal, Breleur, Baffin entretiennent des liens forts avec la mémoire, l’histoire, les traditions de la Caraïbe.

Dominique Brebion,

Aica Caraïbes du Sud.

1 Mimésis : du grec, imitation ou représentation de la réalité. Concept discuté par Platon mais surtout par Aristote

2 Dardigna Anne-Marie Femmes-femmes sur papier glacé – Cahiers Libres 290-291 ED F. Maspero

3 Œuvres-processus, art-processus : Avec les happenings, les performances, les interventions publiques, l’action devient l’œuvre.

4 A la différence des Pénétrables de Jésus Rafaël Soto conçus pour que le public y pénètre et y éprouve des sensations visuelles et tactiles, les ensembles d’Ernest Breleur n’invitent pas le public à les traverser. Les bords des radios découpées apparaissent, d’ailleurs à tort, acérés.

5 Dominique Brebion – Et les quatorze morceaux s’assirent triomphants dans les rayons du soir… in Regards croisés sur Ernest Breleur – ARTHèME n°1 page 10. Ce titre est emprunté à un poème d’Aimé Césaire Dit d’errance in Corps Perdu

6 Buckland  David Self Portrait 1999

Cadenet Alexander 7.1.98 Xray Machine 1

Oliver Marilène I know you inside out 2001

Ulanski Piotr Untitled, portrait de François Pinault, 2003, 93,5 x 126,5

Smith Kiki, Untitled 1987

Miller Steve, Birth of the World 1994

Delvoye Wim, Vitraux 2000/2001

Morrison Petrona Absence, 1999 Reality Representation 2004

7 John Valérie – livret de l’exposition Reconstitution – Salle André Arsenec, CMAC Scène Nationale du 11 janvier au 22 février 2006


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