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"On peut... être prisonnière en étant apparemment libre..."

Publié le 10 mars 2014 par Christophe
Qui peut se vanter d'avoir un jour, si ce n'est atteint, juste frôlé la perfection ? Et est-ce pour cela un gage de bonheur ? Ce ne sont pas les seuls thèmes de notre roman du jour, mais je dois dire que j'ai ressenti tout au long de cette lecture de la compassion pour son personnage central. Je me pose aussi pas mal de questions sur elle, qui restent sans réponse, mais la jeunesse de ce personnage a eu lieu dans un tel contexte qu'on peut aussi comprendre ses réticences à parler d'elle... Avec "la petite communiste qui ne souriait jamais" (chez Actes Sud), Lola Lafon n'écrit pas la biographie romanesque de Nadia Comaneci, mais elle esquisse le mythe d'une fée immortelle qui a flirté avec la déchéance... La légende d'une jeune femme incroyablement douée qui incarne malgré elle l'un des régimes politiques les plus délirants et sinistres que l'Europe contemporaine ait porté...
Un jour de juillet 1976, le monde entier découvre ébahi la Grâce. Oui, je mets une majuscule au mot Grâce. Une minuscule demoiselle d'à peine 14 ans vient de réaliser ce qui n'avait jamais été là : obtenir un 10, la note maximale, dans une épreuve de gymnastique olympique. Et d'autres notes parfaites vont suivre.
Nadia Comaneci, jeune Roumaine inconnue du grand public, mais pas du petit monde de la gymnastique, car elle avait déjà eu l'occasion de marquer les esprits depuis 2 ans, vient de faire une entrée fracassante au Panthéon des sportifs capables de faire rêver le monde entier, les petits comme les grands. Un moment où le temps suspend son vol...
Presque 40 après ces minutes mémorables, éternelles, Lola Lafon se demande qui est cette fée, cet elfe, les deux mots reviennent plusieurs fois, qui a enchanté l'Olympiade. Qui elle est, comment elle est devenue cette gymnaste d'exception et comment est-elle redescendue de son Olympe, une inaccessible étoile accrochée autour du cou...
Et la romancière française va particulièrement se concentrer sur une vingtaine d'années, de 1968, quand elle va commencer la gymnastique, jusqu'à la chute du régime Ceaucescu, au cours de cette révolution d'une grande violences. D'autres images qui ont, elles aussi, et dans un genre complètement différent, marqué durablement les esprits.
Mais, d'abord, ce roman est l'histoire d'une révolution dans un des sports majeurs de l'olympisme. Quand Bela Karolyi et son épouse Marta ouvrent une école de gymnastique à Onesti, en Moldavie roumaine, complètement à l'est de la Roumanie, ils ne connaissent quasiment rien à ce sport. Mais, ils vont mettre en place des méthodes d'entraînement et de préparation insolites, complètement originaux et bâtir une équipe incroyable en brisant tous les codes en vigueur...
Ca ne rigole pas, chez Bela K. ! Des journées quasiment militaire, des régimes alimentaires extrêmement stricts, des cadences folles, des chorégraphies de plus en plus audacieuses, mais aussi plus risquées, avec des figures considérées comme dangereuses, des exercices répétés jusqu'à la nausée ou l'épuisement, des bobos partout...
Mais, la plus grande révolution que va imposer Bela K., c'est la physionomie des gymnastes. Jusque-là, les grandes championnes la tchécoslovaque Vera Caslavska ou la russe Olga Korbut, était des jeunes femmes, grandes, formées, sorties de l'enfance. Les jeunes élèves de Bela et Marta Karolyi sont plus jeunes en âge, mais sont des puces ! Des petites filles, pas des jeunes femmes...
Reste que tout cela serait sans doute demeuré anecdotique sans une demoiselle extraordinaire, une fillette qui a ce truc inexplicable qui fait les champions hors norme. Le hasard veut que Nadia Comaneci soit née justement à Onesti en 1961 et que Bela la repère dans la dernière classe qu'il visite. Réalité ou première pierre de la légende ? Allez savoir...
Ensemble, Bela et Nadia vont porter l'équipe de Roumanie au sommet de la gymnastique. Non seulement la Roumanie n'avait jamais brillé dans cette discipline jusque-là, mais Nadia et ses jeunes copines vont mettre à terre l'équipe soviétique, dominatrice et archi-favorite pour les JO de Montréal. Un séisme qui ébranle aussi le bloc soviétique et le monde entier, en pleine guerre froide.
La gamine étonne par son absence d'émotion et ses quelques mots où elle évoque sa mission... Il n'en faut pas plus pour créer l'image d'un pur produit du communisme, une espèce d'automate, comme ceux qu'on fabriquait au XVIIIème siècle et qui sidéraient ceux qui les voyaient se mouvoir, et même jouer aux échecs...
Mais la déferlante Nadia ne va pas s'arrêter : en Occident, on la prend pour modèle, les petites filles rêvent de devenir gymnastes, de devenir comme elle ; en Roumanie, elle est citée en exemple pour avoir mis à mal le grand voisin soviétique. Ceaucesu, le Conducator, turbulent dirigeant de la Roumanie, va alors en faire l'icone de sa Nation, l'incarnation de la fierté nationale... Du moins, jusqu'à ce que son image ne vienne pas lui faire de l'ombre...
Ces deux décennies peuvent être coupées en deux parties, les années 70, celles de la gloire sportive, des victoires mémorables, des triomphes ; et les années 80, celles de l'instrumentalisation, de la transformation en symbole vivant du régime Ceaucesu qui ne cesse de se durcir, de la relation avec le fils du Conducator, amour véritable ou "idylle forcée", comme on peut le lire parfois... Mais aussi, les années d'une certaine disgrâce, jusqu'à la fuite, quelques jours avant que n'éclate la révolution dans le pays.
Entre les deux, une métamorphose. La fée est devenue femme. On ne voit plus la petite fille qui a ébloui le monde à Montréal. Elle-même, comme ses consoeurs gymnastes, évoquent cette Maladie, comprenez la puberté... Mais c'est surtout sa récupération par le régime, tandis que Bela, aussi peu commode avec le pouvoir qu'il est intransigeant avec ses gymnastes, se voit mettre sans cesse des bâtons dans les roues...
En cela, la trajectoire de Nadia C., comme l'appelle parfois la narratrice, épouse parfaitement l'histoire de son pays. Dans les années 60-70, Ceaucescu a la cote en Europe, on le croit capable de s'opposer à Moscou, le grand Satan... Dans les années 80, tout se dégrade et ce que l'Europe va découvrir à la chute de Nicolai et de sa femme Elena va faire déchanter tout le monde. Une horreur, un régime qui a perdu la raison et pousse son peuple au désastre tout en renforçant le culte de la personnalité du Conducator...
Mais, tout cela, c'est l'image publique de Nadia C. Lola Lafon, en tout cas sa narratrice, aimerait bien savoir qui est Nadia, la Nadia de tous les jours, celle qui n'est ni une championne, ni l'emblème de la réussite à la roumaine. Et pour cela, quoi de mieux que de s'adresser directement à l'intéressée, pour qu'elle se raconte ?
A intervalles réguliers, surtout dans la première partie du livre, beaucoup moins dans la seconde, la narratrice livre en aparté, signalé par des passages en italique, sa correspondances et ses discussions avec Nadia C. en personne. Précision, c'est bien la narratrice qui dialogue avec la gymnaste, pas Lola Lafon, qui précise en entrée du roman que ces conversations sont imaginaires.
Mais, au-delà de cet aspect, c'est le teneur des propos de Nadia qui frappe. Elle se livre peu, reste évasive, contredit la narratrice, lui reproche de trop se documenter, se braque, lui raccroche au nez, boude pendant des semaines... Au final, on n'en sait pas plus. Pire, une aura de mystère, voire de mensonge, commence à l'entourer...
Et si la ravissante gamine qui ensorcelait les spectateurs en Mondovision était devenue une sorcière qui avait trouvé son compte dans la dictature roumaine, au point d'en faire la promotion non sous la contrainte, mais de bon coeur ? Le roman de Lola Lafon n'est pas un texte à charge, mais certains épisodes de sa vie, selon qu'on écoute les uns et les autres, y compris Bela K., sont troublants. Et son évasion n'est pas la moindre de ces situations... disons, bizarres...
La phrase de titre de ce billet est extraite de ces discussions retranscrites en italique, points de suspension compris. La liberté... Nadia C. a-t-elle jamais été libre, elle qui, depuis son entrée dans l'école de Bela et Marta, a été soumise à un rythme de vie réglé comme du papier à musique par d'autres qu'elle, elle qui est devenu un jouet du régime, apparaissant à la demande, elle qui a multiplié les démonstrations triées sur le volet une fois sa carrière terminée pour sans cesse refaire vivre le mythe, elle qui, enfin, a été interdite de quitter la Roumanie et recluse quelque part ?
Et même la Nadia C. actuelle, celle qui discute avec la narratrice, mais sur laquelle on ne sait rien (oh, on trouve des détails sur sa vie d'aujourd'hui sur la toile, mais rien n'est évoqué dans le livre) est-elle libre ? N'est-elle pas toujours prisonnière de cette enfant en justaucorps blanc défiant l'espace, réalisant figure et arabesques avec une facilité déconcertante ? Ce que je viens d'écrire pourrait le laisser croire, Nadia C. n'existe plus après la chute de ce régime qui l'a portée comme elle l'a porté...
Ne s'emprisonne-t-elle pas elle-même dans ce passé glorieux, pas les événements concrets, mais la légende dont elle est devenue le personnage principal ? Enfermée à jamais dans ce corps minuscule et incroyablement souple et agile... J'ai été frappé, que ce soit aux cours des discussion avec la narratrice que dans le corps du récit, par l'absence d'émotions chez cette demoiselle...
A un seul moment, lors d'une compétition, alors qu'elle est blessée à un bras, mal soignée, elle souffre et laisse paraître cette souffrance. Mais, pour le bien de l'équipe, elle concourt quand même, sans rechigner, forçant encore un peu plus l'admiration. Mais d'émotions réelles, de souvenirs de joies, de peines, de tout ce qui fait la personnalité de n'importe quelle petite fille.. rien...
Nadia C. m'est apparue hiératique, un profil de médaille, comme sur la couverture du livre, impassible... Les rares fois où elle évoquent son enfance, c'est pour enjoindre la narratrice de ne pas noircir le tableau lorsqu'elle décrit la Roumanie, pour lui dire que c'était un pays joyeux, coloré, heureux, une vraie carte postale...
La Nadia C. du livre de Lola Lafon est un décor de théâtre, une comédienne en costume qui ne s'en sépare jamais, au point de ne jamais parler d'elle mais de Nadia C., gymnaste mythique aux 5 titres olympiques, celle qui a obtenu dans de fois la note parfaite, celle qui apparaît sur les photos, les vidéos... Désincarnée...
Plus on avance, plus les zones d'ombre s'épaississent autour de Nadia C. et elle ne fait rien pour les dissiper, au contraire... "Vous m'obligez sans cesse à juger. Je refuse d'être la juge de quelqu'un d'autre !", s'insurge-t-elle lors d'une conversation... Et si c'était une autre clé ? Sans cesse poussée à la perfection, parfois impossible à atteindre en raison des "petits arrangements" entre juges, justement, sans cesse jugée par Bela, par Ceaucescu, père, mère, fils, par les médias du monde entier, par les opinions publiques, roumaines et étrangères, elle souffre de devoir toujours être la fée de Mintréal et de décevoir, parce qu'elle a grandi, vieilli...
Alors, non, elle ne dira pas que la vie en Roumanie était dure, horrible, que le régime était ignoble, que les Ceaucescu l'ont utilisée tout en la maltraitant, la méprisant... Pas plus qu'elle ne concédera ses éventuelles erreurs, sa complicité (tacite ou volontaire) avec le régime honni... Jusqu'à cette fuite dont le récit sonne faux de A à Z...
Qui est Nadia C. ? Une image... Mais quel être humain ? Aucune idée... Elle est impossible à comprendre, à cernée, comme si la culture du secret inculquée sous la Roumanie des Ceaucescu, quand n'importe qui pouvait appartenir à la Securitate, la police politique du régime, ou vous dénoncer, était devenue la seule règle de vie qui vaille, immuable...
"Ne me cherchez pas, je suis nulle part", finit-elle par lâcher, en citant un tract d'opposants roumains... Rien de plus à ajouter, on ne saura rien d'autre sur elle. Lola Lafon, qui a grandi dans plusieurs pays du bloc de l'est, dont la Roumanie, parvient à retracer ce destin mythifié en racontant la Roumanie de cette époque. Et le contraste est saisissant, tout comme les enjeux politiques puissants que le sport recèle en cette époque. Tant entre blocs, qu'entre l'URSS et ses satellites...
Elle saisit toutes les ambiguïtés d'une époque traversé par un pays où tout n'est que toc, décors de théâtre et comédie parfois burlesque... Le parallèle entre le personnage que semble jouer ad aeternam Nadia C. et ce pays de carnaval permanent est remarquablement bien rendu. The show must go on, et même les Ceausescu morts, presque devant les caméras, il continue...
Mais, "la petite communiste qui ne souriait jamais" nous rappelle aussi qu'il est facile de juger ces régimes totalitaires qui nous font plisser le nez de dégoût quand on en comprend officiellement l'ampleur, et que nos sociétés occidentales exemplaires sont loin, elles aussi d'être exemptes de reproches...
Pour tout dire, à plusieurs reprises, à travers les mots de Nadia C., Lola Lafon met en évidence des comportements identiques en France, aux Etats-Unis ou au Canada, en tout cas dans le fond. La seule différence, c'est la forme et la manière insidieuse dont ça se passe. Un exemple ? Pourquoi sommes-nous effarés de l'espionnage d'Etat qui consiste à toujours savoir ce que fait un citoyen et où il se trouve, alors que nous avons des smartphones et que nous racontons de nous-mêmes nos vies sur Facebook ?
"La petite communiste qui ne souriait jamais" montre l'universalité du sport quand une performance transcende tous les clivages. Mais, dans le même temps, elle dénonce aussi son instrumentalisation et la starification de jeunes gens dont la vie se résume à des entraînements acharnés et des compétitions sans pitié... Et, même si Nadia C. s'en défend, on a volé l'enfance de cette demoiselle, qui restera à jamais la petite fée en justaucorps blanc de Montréal 1976.
Comment ne pas finir avec ces images extraordinaires de Montréal ?

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