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Le risque de la perte d’énergie pour les préateurs, entre prédation et déprédation

Par Baudouindementen @BuvetteAlpages

Ce n'est bien souvent pas le conflit physique lui-même mais la perte d'énergie qui fait décider à un prédateur de se laisser repousser par les chiens.


Dans la littérature internationale, le fait qu'un prédateur sauvage chasse des proie sauvages et appelé prédation, quand il s'en prend aux animaux domestiques cela s'appelle déprédation.

par Johan Timmer
Il y a quelques jours j'ai vu dans un article une notion concernant le travail des chiens de protection des troupeaux qu'il m'a paru utile de développer.
Plutôt que par peur du conflit physique, du corps à corps, entre loups et chiens de protection efficaces, ces premiers peuvent renoncer à leurs tentatives d'attaquer d'un troupeau parce que la dépense énergétique ne justifie pas le résultat incertain. Oui, incertain, car même s'ils parviennent à tuer un ou plusieurs moutons, les chiens ne leur laisseront pas le temps d'en manger.

Biologie des ressources

Patou contre chien divaguant
Toute espèce animale a un "budget énergie" à respecter dans son exploitation des ressources, notamment alimentaires, faute de quoi la nourriture acquise ne suffit pas pour compenser l'énergie dépensée pour l'obtenir.

Toute espèce animale a un "budget énergie" à respecter dans son exploitation des ressources, notamment alimentaires, faute de quoi la nourriture acquise ne suffit pas pour compenser l'énergie dépensée pour l'obtenir. C'est une loi commune à toutes les espèces animales, y inclus la nôtre, et les mécanismes sont les mêmes à travers tout le monde animal.

Si nous en savons bien plus sur les oiseaux que sur les grands mammifères, et à plus forte raison sur les grands prédateurs, c'est tout simplement parce que l'observation visuelle des oiseaux est bien plus aisée. Cela ne nous empêche donc pas d'appliquer ces connaissances à d'autres espèces.
Commençons par un exemple : Quand je travaillais en Camargue au début des années 1980, un collègue faisait une étude sur le héron cendré (Ardea cinerea). Il a entre autres observé le comportement de ces hérons dans une pisciculture au moment où un bassin était drainé.
Un héron est arrivé en premier et a commencé à se nourrir de cette abondance de poissons faciles à attraper. Quand un autre héron est arrivé, le premier a tenté de le chasser de sa "gamelle". Puis est arrivé encore un autre héron, et encore d'autres. Après peu de temps, le premier arrivé a cessé de tenter de s'approprier la ressource. Il aurait en effet perdu plus d'énergie en continuant de le faire qu'en se remplissant le ventre, laissant les autres en faire de même.

Pour le sanglier, les collègues polonais ont décrit aux années 1970 le phénomène qu'au-delà d'un certain nombre (donc d'une certaine densité) de sangliers sur une zone de gagnage ils passaient souvent plus de temps à se disputer le "bout de lard" qu'à manger. Plus tenaces que les hérons apparemment, et ils y sont perdants quand l'abondance de la ressource est suffisante pour en profiter tous. Dans ce cas, mieux vaut aller manger ailleurs où l'on est moins dérangé par ses congénères.

Les fondements

Ecology-krebs
Ecology, the experimental analysis of distribution and abundance - Charles J Krebs

"Ecology, the experimental analysis of distribution and abundance" de Charles J Krebs est un manuel d'écologie avec lequel bien des générations d'étudiants en biologie ont "grandi". Ce titre a été la trame de mes travaux en Camargue et d'autres.

Dans la station de recherche de la Tour du Valat, je travaillais sur la manière dont l'aigrette garzette (Egretta garzetta) exploitait son habitat de gagnage. Ce travail m'a amené à formuler le principe que la valeur de toute ressource est déterminée par trois facteurs :

  • La distribution
  • L'abondance
  • L'accès

Surtout pour une aigrette en période de reproduction, une ressource certes abondante mais qui se trouve trop loin de son nid n'a pas de valeur, car elle passerait trop de temps et dépenserait trop d'énergie dans les allers et retours. Inversement, une ressource proche mais de trop faible abondance lui coûterait trop cher en effort de chasse.
Dans un marais suffisamment près, l'abondance de proies peut être forte, mais encore faut-il que ces dernières soient accessibles. Si l'eau est trop profonde, il ne peut pas y évoluer et si la profondeur est suffisamment faible mais la végétation aquatique émergente trop dense il aura du mal à progresser et à voir ses proies.
J'ai pu suivre la fréquentation des marais expérimentaux de la station lors de leur fauchage et de leur drainage annuels. Leurs profondeurs étaient faibles presque partout. Avant le fauchage, seuls ceux avec une faible densité de végétation émergente étaient fréquantés. Au moment du fauchage, les aigrettes profitaient des nombreuses proies blessées ou coincées dans la matière végétale. Ensuite, chaque marais était fréquenté en fonction de la baisse de son niveau d'eau, car chaque baisse d'eau laisse des invertébrés aquatiques coincés dans la végétation, ressource abondante et très accessible.
Ces marais étaient à deux pas de la colonie de reproduction de la station et la nourriture y était abondante, mais la forte fréquentation n'a commencé quand elle a commencé à être facile d'accès.

Retournons à nos moutons

Pour "traduire" cet exemple de l'aigrette vers le loup, regardons une de ces proies sauvages importantes en Europe : le sanglier. Celui-ci est bâti pour évoluer avec aise dans un habitat broussailleux. L'y poursuivre représente un sacré travail. En outre, les sangliers à partir d'une certaine taille sont des proies difficilement accessibles physiquement.

Voici une vidéo de deux loups qui s'en prennent à un sanglier adulte et qui finissent par renoncer, épuisés et n'ayant toujours rien mangé. Un chevreuil est certes plus facile à tuer, mais encore faut-il l'attraper.
Regardons ensuite un troupeau d'animaux domestiques, surtout des moutons, selon les trois points ci-dessus :

  • Distribution : Il y a des troupeaux partout, en plaine comme pendant l'été en montagne.
  • Abondance : Des concentrations de dizaines voire de centaines de moutons, avec au total 7,5 Millions d'ovins à travers la France.
  • Accès : Les troupeaux évoluent en terrain ouvert et les animaux domestiques sont bien moins rapides et bien moins à même de se défendre que les animaux sauvages.

Bref : un troupeau non protégé et non gardé représente pour un prédateur comme le loup un genre de "fast food" et il n'est pas étonnant qu'il exploite cette ressource. (NDLB: Surtout si c'est un troupeau d'A.O.P.!)

Si nous souhaitons donc réduire les déprédations (voir note à la fin de cet article) tout en maintenant la distribution et l'abondance des troupeaux, nous ne pouvons agir que sur l'accès. Entourer tous les prés dans les milieux de plaine et de coteaux de clôtures infranchissables pour le loup serait déjà une entreprise aussi coûteuse que vaste. En montagne, cela est impensable pour des raisons pratiques et irait à l'encontre de la conservation des milieux et de la vie animale et humaine. Parquer les troupeaux est et sera nécessaire la nuit, mais n'est pas envisageable le jour.

Le chien : premier partenaire de l'homme parmi les mammifères

A la fin de la dernière glaciation, les steppes périglaciales reculèrent et les forêts avancèrent. Les chasseurs-cueilleurs dans ces steppes pouvaient tuer un nombre important d'animaux comme le bison ou le caribou et conserver la viande dans le permafrost. Dans un environnement plus chaud et plus boisé et sans mouvements de masse des proies, ce ne fut plus possible et en outre il ne fut plus nécessaire de suivre lesdits mouvements. L'homme se sédentarisa et commença à cultiver des plantes. C'est au moment de cette sédentarisation qu'a eu lieu la conversion durable de certaines lignées de loups en chiens, la domestication. Aller plus ene détails m'emmènerait trop loin ici et la littérature pour en savoir davantage à ce sujet abonde.
Ce chien fut un partenaire de choix pour la chasse en terrain boisé, mais aussi le gardien des villages et des cultures. Quand l'homme commença à domestiquer des herbivores pour se nourrir, le descendant du loup devint également gardien de ces derniers contre ses propres ancêtres et contre d'autres prédateurs.
Au fil des millénaires, l'homme développa des races de chien spécialisées dans ce travail. Dogue du Tibet, Saint-Bernard, Patou, Maremma, Kuvascz, Mastín Lenonés, n'en sont que quelques-unes.
Nous ne manquons pas d'images de combats spectaculaires entre les chiens et les prédateurs. Cependant, ce n'est pas le rôle premier des chiens et ce n'est même pas souhaitable. En effet, tout combat entraîne un risque pour eux. Ils doivent avant tout être dissuasifs et empêcher les prédateurs d'accéder aux troupeaux.
Dans les Pyrénées, le seul prédateur restant jusqu'à récemment était l'ours, un animal solitaire. Il suffisait donc d'un Patou ou deux par troupeau. Avec des loups chassant en meute, il est nécessaire d'en avoir plus afin de pouvoir mener la défense sur plusieurs flancs.
Un loup ou une meute de loups qui se fait systématiquement repousser par des chiens finira par apprendre que le coût en énergie et le risque de la déprédation sont loin d'être nuls. Encore faudrait-il que tous les troupeaux soient ainsi défendus, car sinon les loups iront simplement voir un troupeau un peu plus loin qui ne l'est pas. Il s'agit donc d'inverser le "bilan énergétique", ce principe de base, pour le loup, entre prédation et déprédation, afin de l'obliger à choisir la première.
Il n'en est pas moins que la mise en place des mesures de protection devrait devancer l'expansion géographique et non pas la suivre. Le phénomène de "prey tradition" a été constaté et décrit de nombreuses fois, notamment en Amérique du Nord. Des loups qui sont habitués à se nourrir d'ongulés sauvages passent quotidiennement à côté et même à travers les troupeaux d'animaux domestiques sans s'en prendre à eux. Une fois l'habitude de la déprédation prise, le courant devient plus difficile à inverser.
Bien entendu, la condition sine qua non est qu'il y ait suffisamment de proies sauvages pour le loup. En Italie, le cerf (Cervus elaphus) a été réintroduit dans certains secteurs en préparation de l'arrivée du loup. Si un loup seul ou deux loups peut ou peuvent arriver à bout d'un chevreuil ou d'un petit sanglier, il n'en est pas de même avec le cerf. Celui-ci requiert une chasse en meute. Or, ce sont justement les loups seuls ou par deux qui sont le plus tentés par la solution facile de la déprédation. Une fois cette habitude prise, elle perdurera même si par la suite une meute se constitue, les petits grandiront avec cette "tradition" et la perpétueront.
Le but premier du déploiement de chiens de protection est bien entendu de réduire les pertes traumatisantes pour les bergers. Mais il mettra aussi en place le mécanisme qui est le sujet principal de cet article et pourra de ce fait, à long terme, avoir l'effet de mener la dissuasion jusqu'au découragement.

Bien d'entre nous mangerions plus souvent de l'agneau si le prix n'était pas élevé par comparaison aux autres viandes. Pour le loup, c'est pareil, sauf que pour lui cela se compte en calories et non pas en Euros. Faire monter le prix peut réduire la consommation…

"Éduquer" les loups par tir de défense nécessiterait la présence constante d'un nombre de tireurs suffisant autour de chaque troupeau pour exercer la pression requise. Il paraît plus sûr et bien moins onéreux de confier ce travail aux chiens, d'autant plus que leur présence est permanente...

Il n'en est pas moins que notamment dans le Mercantour, les loups devenus plus nombreux apprennent à être plus rusés et à déjouer plus souvent le travail des chiens. Il faut cependant noter qu'il y a encore beaucoup à faire pour développer le travail de ces derniers, par leur sélection, par leur éducation et par l'adaptation de leurs nombres aux tailles des troupeaux. De même, le chien de protection n'est pas un moyen de défense à lui seul, il doit faire partie d'un dispositif cohérent de mesures complémentaires et il sera nécessaire d'expérimenter avec d'autres races de chiens. Chaque race a ses spécificités et une d'entre elles sera peut-être mieux adaptée à une certaine situation que les autres. Le Sharplaninatz, par exemple, a plus tendance que le Patou à passer au combat et même si, comme mentionné ci-dessus, cela n'est pas forcément souhaitable, ce sera peut-être nécessaire face à des loups devenus plus insistants par l'habitude de la présence des chiens.
Johan Timmer

Présentation de Johan Timmer

Néerlandais d'origine, le biologiste Johan Timmer a vécu dans les Pyrénées pendant 18 ans, dont une partie en montagne, éduque des chiens et s'intéresse au loup depuis 40 ans. Johan Timmer est spécialisé dans la gestion intégrée des espaces et des espèces. Pour lui, gérer n'est pas que caresser. « Je ne me suis jamais affilié à aucun groupement de protection, car le rôle d'un biologiste est de collecter des informations dans la littérature et sur le terrain et de les restituer sous forme de recommandations de gestion. Il ne peut le faire qu'en travaillant avec tous ses congénères concernés, sans préjugé et sans orientation préalable. »

Questions de la Buvette à Johan Timmer

La Buvette : En France, je ne connais pas de cas où l'éleveur/berger utilise également des « chiens de patrouille » qui serait une "avant-garde" et pourraient ainsi améliorer le travail des chiens de protection. Est-ce que la présence de chiens de patrouille  et n'ayant pas peur de s'en prendre au loup en complément des chiens de protection classique ne serait pas efficace pour éviter la déprédation?
Johan Timmer : Ce qui importe, c'est de décourager le loup de la déprédation, ce que les chiens de protection sont parfaitement capables de faire, à condition d'être de souche de chien de travail, bien éduqués et assez nombreux. Ajouter des chiens pour poursuivre les loups, comme les Sloughis par exemple, relève plus d'un esprit vindicatif ou de chasse qu'autre chose. Je reste donc sceptique envers l'utilisation de chiens "de poursuite".
En Amérique du nord, les expériences avec les chiens de protection ont commencé à la fin des années 1970 (notamment par Ray et Lora Coppinger) dans le centre-ouest, afin de défendre les moutons contre les coyotes. Cela marchait très bien. Par la suite, il s'est avéré que contre le loup, c'était moins aisé et que les chiens y risquaient leur vie. En France aussi, il y a eu des Patous tués par des loups. Cela peut arriver quand ils sont seuls, mais pas quand ils sont assez nombreux.
Quant au mélange de plusieurs types de chiens pour la défense d'un troupeau, il y a un autre axe de réflexion, celui de ce que j'appelle le "chien de patrouille". Il s'agirait de chiens de petite taille (donc moins onéreux à nourrir) dont le travail est de rôder autour du troupeau et de battre l'alerte en cas d'approche d'un prédateur. Cela laisserait le temps aux chiens de protection de se mettre en place et au berger de rassembler le troupeau à l'aide des chiens de conduite. Quand j'en ai parlé par mail à Luigi Boitani, il m'a répondu que cela se faisait dans les Abruzzes depuis des siècles et que le résultat était concluant. De plus, être repéré avant même de pouvoir s'approcher d'un troupeau pourrait contribuer au découragement des loups.
On peut cependant se poser la question s'il est nécessaire d'ajouter ce "troisième chien" aux troupeaux. Quand ceux-ci sont en train de paître, les chiens de conduite sont ou bien auprès du berger ou bien en train de tourner autour du troupeau. Or, le Border colley (race avec laquelle j'ai passé de nombreuses années) est un chien suffisamment apte à l'apprentissage pour remplir les deux rôles selon les besoins du moment, tout comme l'est le Berger des Pyrénées ou le Labrit des Landes.



La Buvette : Qu’entendez-vous, à propos des chiens de protection, par « à condition d'être de souche de chien de travail, bien éduqués » ?


Johan Timmer : Le succès de la série "Belle et Sébastien" a fait du Patou un chien à la mode. De nombreux éleveurs commerciaux ont commencé à les élever en dehors du contexte du travail de défense des troupeaux. Pour mieux faire, on leur a donné le nom "Montagne des Pyrénées." Ils ont été sélectionnés sur des critères de "beauté" et de "sociabilité" pour en faire des chien de compagnie, des critères qui ne sont pas ceux utiles pour leur travail d'origine. La plupart d'entre eux sont beaucoup moins résistants aux intempéries, plus difficile dans leur alimentation et moins aptes au travail que leurs ancêtres. Or, bien des bergers mal conseillés se sont procuré des chiens auprès de ces éleveurs.



Quant à l'éducation d'un "vrai" Patou, ce n'est pas une sinécure. Cela commence par une naissance dans un environnement avec des moutons et avec des chiens expérimentés. Ensuite, le chiot doit vivre sa période critique de socialisation sur les autres espèces (qui va de l'âge de 2 mois à celui de 4) en immersion dans le troupeau. En même temps, il doit apprendre à accepter la présence dans le troupeau des chiens de conduite et le partage du travail avec eux.
Afin d'éviter les problèmes que nous connaissons avec les promeneurs, il doit apprendre que même les humains qu'il ne connaît pas ne constituent pas obligatoirement une menace pour son troupeau (à moins, évidemment, de se comporter comme tel : je pense aux voleurs de moutons).

C'est en premier lieu aux promeneurs de respecter le lieu de travail du berger et de ses chiens. Or, j'ai vu notamment une vidéo où l'on voit deux promeneurs se diriger tout droit sur le troupeau. Le berger parvient à les intercepter avant qu'il ne soit trop tard et leur demande s'ils n'ont pas vu les panneaux de mise en garde. Ah non, ils trouvaient ce troupeau avec ces chiens "tellement mignons" qu'ils n'ont pas fait attention aux panneaux.

A quand des sanctions contre de tels promeneurs pour non-respect du travail d'autrui, au lieu de condamner le berger quand cela tourne au conflit avec les chiens?


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