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Un cœur pour trois. Schöne Wiege meiner Leiden par Werner Güra

Publié le 14 mars 2014 par Jeanchristophepucek
Schumann & Brahms Schöne Wiege meiner Leiden Werner Güra

La façon dont certains disques choisissent de croiser notre route ne cessera jamais de m'étonner. Ainsi, je pense que je ne me serais pas forcément arrêté sur ce programme de Lieder, réédition, dans la jolie collection semi-économique d'Harmonia Mundi (HM Gold), d'un enregistrement de 2004, si je n'avais pas été attiré par le tableau qui orne sa couverture, Julie et Saint-Preux sur le lac Léman peint par le baron Charles Édouard de Crespy en 1824, une scène au romantisme encore assez nettement teinté de néoclassicisme. Les concepteurs n'y réfléchissent pas toujours, certains semblant rivaliser pour décrocher un premier prix de laideur, mais une pochette réussie, qui évoque le contenu sans le dévoiler trop, est souvent l'invite la plus efficace qui soit — des labels intelligents comme Alpha, Ramée ou Glossa l'ont parfaitement compris.

De Werner Güra, je connaissais surtout, jusqu'ici, l'activité dans les répertoires baroque et classique, l'ayant récemment beaucoup apprécié dans la controversée Passion selon saint Matthieu de Bach dirigée par René Jacobs, le chef qui l'a le plus régulièrement employé dans ses productions. Certes, je savais que le ténor était très actif dans le domaine du Lied, dans lequel, à l'exception de ceux de Schubert, je m'aventure encore assez peu fréquemment, mais je ne l'y avais jamais entendu.

J'ai, d'emblée, été séduit par le propos de cet enregistrement qui met en miroir des mélodies composées par trois personnages ayant partagé une intense histoire commune et quelques extraits choisis de leur correspondance, originellement lus au cours du récital et fort judicieusement reproduits dans le livret. On connaît le parcours du combattant que dut accomplir Robert Schumann pour pouvoir épouser, le 12 septembre 1840, Clara Wieck, qui lui avait donné son consentement trois ans plus tôt, dans une lettre datée du 15 août 1837 ; il fallut rien moins qu'une décision de justice pour faire plier l'inflexible père de la promise. Si le mariage et les maternités ralentirent considérablement sa brillante carrière de musicienne virtuose, le compagnonnage artistique avec son époux lui permit d'explorer plus avant ses talents de compositrice, en particulier dans le domaine du Lied, que Robert avait retrouvé avec un enthousiasme perceptible dans le Liederkreis op.24, un cycle composé en 1840 sur neuf poèmes de Heinrich Heine, dont la variété, la cohérence et la subtilité sont mises au service d'une peinture de passions puissantes et contrastées, de la mélancolie à l'emportement.

Werner Güra & Christoph Berner 2013
La production de Clara, goûtée de son vivant, est demeurée longtemps dans l'ombre de celle de son mari, une partie étant d'ailleurs restée inédite jusque dans les dernières décennies du XXe siècle. Lorsque l'on écoute les sept mélodies offertes ici, on ne peut que mesurer combien ce manque de reconnaissance a été injuste, car ils débordent de fraîcheur et de tendresse, tout en se révélant d'une facture très soignée magnifiant le sentiment qui est au cœur des textes.

Johannes Brahms avait vingt ans lorsqu'il connut les Schumann, une rencontre qui devait jouer un rôle décisif dans sa jeune carrière, Robert ne tarissant pas d'éloges sur le talent du jeune homme, lequel noua avec Clara, qu'il soutint durant la maladie finale de son époux (1854-56), une relation dont il est impossible de dire quel fut son degré d'intimité, mais qui frappe, aujourd'hui encore, par son mélange d'affection à la fois respectueuse et passionnée. C'est durant ces années que Brahms entra en contact avec les recueils de chants populaires d'Andreas Kretzschmer et Anton Wilhelm von Zuccalmaglio (Deutsche Volkslieder mit ihren Original-Weisen, 1838 et 1840) qui devaient devenir pour lui une source d'inspiration constante, puisque les dix Lieder proposés ici font partie des 49 Deutsche Volkslieder WoO 33, son ultime contribution dans ce domaine particulier, publiée en 1894. Compositions d'une grande sobriété, ces mélodies opèrent une synthèse limpide entre style savant et saveurs populaires, en ménageant, autant que possible, la lisibilité de l'air d'origine.

Cette clarté d'intentions et de touche me semble être une des qualités essentielles de Werner Güra comme de son accompagnateur, Christoph Berner, jouant un piano Friedrich Ehrbar des années 1877-78 qui se révèle aussi bien sonnant qu'adapté au répertoire, en dépit du décalage temporel avec les pièces de Robert et Clara Schumann. À la lumière des autres réalisations de ce duo, son propos ne semble d'ailleurs pas de chercher à tout prix à reconstituer un instrumentarium d'origine, mais plutôt de proposer un compromis, souvent habile, comme ici, entre sonorités « d'époque » et « modernes. » J'apprécie particulièrement, chez le ténor, son souci du rendu des nuances du texte, sa voix peu vibrée et pourtant chaleureuse, sachant être expressive sans jouer un instant la carte de l'emphase – on est clairement dans un salon et non à l'opéra – et conter des histoires d'amour et de mort sur un ton de confidence qui pousse à tendre l'oreille pour ne rien perdre du riche nuancier déployé devant nous. Soutenu par un pianiste qui ne néglige jamais, lui aussi, de chanter, tout ce récital baigne dans une atmosphère pleine de raffinement mais sans une once de la fadeur que l'on aurait pu redouter. La veine narrative et théâtrale, l'élan et les effusions du romantisme y sont, en effet, constamment présents, et ils apportent à chaque Lied ce qu'il lui faut d'animation et d'émotion pour être autre chose qu'une vignette aux teintes pastel ou décolorées.

Depuis que j'en ai fait l'acquisition, je n'ai cessé de revenir vers ce disque ; il m'a même incité à aller en écouter d'autres enregistrés par le même duo rejoint, parfois, par quelques amis, avec, à la clé, de bien belles découvertes dont je partagerai probablement certaines avec vous dans les semaines ou les mois à venir. Je souhaite d'ores et déjà à ceux qui se laisseront à leur tour tenter par cette magnifique anthologie d'y prendre autant de plaisir que j'en ai eu à m'y plonger.

Schumann & Brahms Schöne Wiege meiner Leiden Werner Güra
Schöne Wiege meiner Leiden, Johannes Brahms (1833-1897), Deutsche Volkslieder WoO 33 (extraits), Clara Schumann (1819-1896), sept Lieder, Robert Schumann (1810-1856), Liederkreis op. 24

Werner Güra, ténor
Christoph Berner, piano Friedrich Ehrbar, 1877-78

1 CD [durée totale: 59'33"] Harmonia Mundi HMG 501842. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Robert Schumann, Mit Myrten und Rosen (Heinrich Heine), op.24/9

2. Clara Schumann, Geheimes Flüstern hier und dort (Hermann Rollett)

3. Johannes Brahms, Es reit ein Herr

Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :

Illustration complémentaire :

Werner Güra et Christoph Berner © Schubertiade www.schubertiade.at

Merci à Emmanuel pour la pochette en haute définition.


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