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Billet de L’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 16 mars 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Elle était venue ici pour se perdre.  Pour échapper à un parcours tracé d’avance.  Histoire de faire honneur à sa famille, DSCN5311elle aurait dû s’inscrire à la fac.  Choisir la médecine ou le droit.  Comme papa.  Elle n’en avait rien fait.  Elle s’était plutôt trouvé un boulot.  Dans un café.  Le temps de se mettre de l’argent de côté.

Ailleurs.  Elle avait toujours voulu être ailleurs.  Fuir ces espaces quadrillés où elle voyait déjà s’étioler sa vie.  Et son désir était si grand qu’il avait fini par creuser un fossé entre elle et les siens.  Et quand, un beau matin, billet d’avion en main, elle leur avait annoncé qu’elle partait, ils avaient poussé les hauts cris.

Elle était venue ici pour se perdre.  Et aussi pour les grands espaces.  Je sais, c’est un cliché, mais c’est ce qu’elle raconte encore parfois.  Depuis longtemps elle en rêvait de ce lointain pays d’hiver.  De Tadoussac à Natashquan.  Et pourquoi pas jusqu’au nord du Nord ?  Mais, ce jour-là, le hasard vint d’un coup chambouler ses plans.

Arrivée à Québec le matin pour aussitôt en repartir.  En direction du Saguenay via le parc des Laurentides.  Dans l’autocar à moitié vide, de kilomètre en kilomètre, elle avait regardé par la fenêtre défiler les épinettes.  Avec un petit pincement au cœur.  Puis la neige s’était mise à tomber.  À en voiler le paysage.  Forçant le bus à ralentir.

« Des peaux de lièvre, il tombe des peaux de lièvre, c’est ce qu’on dit par chez nous quand la neige tombe à gros flocons », lui avait expliqué le type assis sur le banc d’à côté.

Deux heures de retard à l’arrivée.  Qu’importe, elle avait prévu pour la suite faire le trajet en auto-stop.  Oubliant qu’entretemps la tempête s’était amplifiée.  Et quand un brave l’avait prise à bord pour ensuite l’abandonner.  À la croisée de la grand-route et d’un petit chemin de terre.  Au beau milieu d’une forêt de conifères et de bouleaux.  Où au plus fort de la tempête il ne passait presque personne… sauf le chasse-neige.  Enfin « la gratte ou la charrue » puisque c’est ce qu’on dit par ici.

Elle était venue ici pour se perdre et, en regardant passer le chasse-neige, elle en était à se demander si elle n’avait pas atteint son but.  Quand, émergeant de la tempête, un pick-up jaune tout déglingué à côté d’elle s’était arrêté.

« Tadoussac, la Côte-Nord…  Désolé, ma belle, les routes sont trop mauvaises, j’vais pas plus loin que le prochain village.  Envoye, embarque ! » lui avait dit le conducteur.

 

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Et c’est sur un chemin peu fréquenté, entre le fjord et les montagnes, à l’écart de mon petit village, qu’elle avait, par un soir de tempête, trouvé refuge dans un des gites encore ouverts en février.

Un jour, deux jours, trois jours à regarder les pêcheurs aller et venir sur la glace.  Un jour, deux jours, trois jours à regarder tomber la neige, à y voir s’effacer ses traces.  Quand, au matin du troisième jour, sous un ciel cette fois dégagé, elle avait rencontré cet homme qui allait devenir le sien.

Il était venu du village.  Relever ses lignes au large…

Elle était venue ici pour se perdre.  C’est ce qu’elle raconte encore parfois.

Notice biographique

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée àla fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à

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 force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)


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