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Les affaires Pasolini : le sexe et la foi

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

De La Ricotta à Salò en passant par Théorème : plus de vingt années d’affaires sulfureuses

Le cinéaste italien s’est heurté, au cours de sa vie, à pas moins de trente-trois procédures judiciaires, résumées en un tableau impressionnant à l’exposition qui lui était consacrée à la Cinémathèque française. Sa mort elle-même demeure un feuilleton dont on ne connaît toujours pas les détails. Les exemples de La Ricotta, Salò et surtout Théorème illustrent bien la teneur des accusations qui furent faites à ce cinéaste en perpétuelle quête de sacré, jusque dans les faubourgs désoeuvrés, jusqu’aux recoins du Tiers-Monde, et jusque dans la sexualité, sujet récurrent de sa filmographie.

Pasolini sur le tournage de La Ricotta

Pasolini sur le tournage de La Ricotta

Un habitué du scandale : vingt-six années d’affaires

Insoumis, volontiers provocateur, Pasolini a régulièrement ébranlé la société italienne par ses oeuvres littéraires, ses films et ses nombreux textes polémiques. Dénonçant les classes politiques corrompues et fascisantes, pointant du doigt les travers religieux, chantant la beauté des jeunes hommes, affichant sa propre sexualité, Pasolini s’est fait de nombreux ennemis. Chez lui, la provocation ne prenait toutefois jamais un trait graveleux mais véritablement (et le plus souvent joyeusement) dénonciateur. Les scandales qui entachèrent La Ricotta ou Théorème visaient surtout leur auteur à qui l’on reprocha toute sa vie son homosexualité et son statut d’intellectuel inclassable.

Une première affaire, en 1949, marque le début d’une série de procédures dont Pasolini fut la cible. Il vit alors dans le Frioul où il enseigne et écrit ses premières poésies. Lors d’une fête, il entraîne un jeune garçon qu’il connaît et deux de ses camarades dans un buisson. Une plainte est déposée, il est accusé de détournement de mineurs et d’actes obscènes sur la voie publique. L’affaire lui coûte son poste d’enseignant et sa carte du Parti Communiste qui lui reproche son « indignité morale et politique ». Ce premier scandale fut ainsi celui qui obligea le jeune poète à s’installer à Rome en 1950, où commence sa carrière de romancier puis de cinéaste.

Ses romans connaîtront aussi des difficultés, mais ce sont surtout ses films qui seront visés. On leur reproche le plus souvent leur impudeur – la question du sexe y est régulièrement abordée  – ou un rapport ambigu à la religion, alors que l’Italie est l’un des pays les plus catholiques d’Europe. De cette rencontre entre le sexe et la foi, Pasolini en fait ses plus beaux films, où le rapport sexuel perd toute connotation vulgaire et récupère un statut sacré, joyeux, profondément vital. Bien entendu, tout le monde ne l’entendit pas de cette oreille.

Orson Welles dans La Ricotta

Orson Welles dans La Ricotta

Manger ou prier : La Ricotta

La Ricotta (1963), film de trente-cinq minutes tourné pour le film à sketches Rogopag, aborde un sujet de prédilection du cinéaste, la religion. Dans ce film qui s’intéresse au tournage d’un film retraçant la vie du Christ (dont le réalisateur est incarné par Orson Welles), un figurant – jouant l’un des deux larrons accompagnant Jésus sur la croix – meurt d’indigestion en plein tournage. Tout à tour drôle et grinçant, La Ricotta fait se rencontrer le très organique – les soucis de digestion du pauvre homme – et le très sacré – l’histoire du Christ. Le film écope d’un procès pour outrage à la religion et Pasolini est condamné à quatre mois de prison avec sursis. Les magistrats qui condamnent le réalisateur sont d’anciens fascistes, et leur verdict repose sur de vieilles lois fascistes non-abolies…

La persécution dont est victime Pasolini tient alors davantage à son homosexualité notoire qu’au film lui-même, farce dénonçant justement les travers d’un certain cinéma qui utilise le récit religieux à des fins mercantiles ! La Ricotta sera interdit avant d’être redistribué pendant cinq ans dans une version censurée. On impose notamment la coupe d’une voix off d’Orson Welles demandant à ses techniciens : « enlevez les croix ! », petite phrase de plateau qu’on juge « anti-catholique ». La version que Pasolini fera peu après de l’Évangile (L’Évangile selon Saint Matthieu, 1964) rencontrera également des problèmes, les catholiques lui reprochant de peindre un Christ trop marxiste, les communistes ne comprenant pas le goût du sacré de Pasolini, décidément inclassable.

Terence Stamp dans Théorème  © Tamasa Distribution

Terence Stamp dans Théorème
© Tamasa Distribution

Conversion sexuelle : Théorème

C’est surtout Théorème (1968) qui vaudra à Pasolini une longue accusation. Dans ce film où un étrange Visiteur "convertit" (rend au sens) par des rapports sexuels toute une famille bourgeoise, la confusion entre le sexe et la foi, le charnel et le spirituel, indigne bon nombre de spectateurs. Le scandale précède même le film : six mois avant sa sortie, la version littéraire provoque déjà quelques remous. Le film sort dans un contexte particulier et agité, celui de la Mostra de Venise d’août-septembre 1968, où il est sélectionné. Pasolini, récemment devenu théoricien, prend part à la contestation et annonce qu’il refusera les potentiels prix que Théorème récolterait. Il en obtient pourtant deux : celui de l’interprétation féminine pour Laura Betti, et celui de l’Office Catholique International du Cinéma, ce qui provoque de violentes réactions dans les milieux catholiques. Le Père Gervais, président de l’OCIC, défend le film : « un des grands mérites de Pasolini, c’est précisément d’avoir dépassé le niveau superficiel de la sexualité et d’avoir abouti à l’un des aspects profonds et mystérieux de la condition humaine : la force sexuelle constitue un appel à autre chose »1. Six mois plus tard, cependant, l’OCIC se rétracte sous la pression vaticane.

À la sortie du film, la critique italienne est divisée. Les reproches portent tantôt sur des critères moraux (relations homosexuelles, confusion de l’ordre social), tantôt ils visent la personne même de Pasolini, qu’on accuse de troubles mentaux. Enfin, certains critiques font une lecture politique du film : ils accusent Pasolini, en tant que cinéaste, de travailler pour la bourgeoisie, et lui interdisent in fine d’évoquer le prolétariat. Sur le plan juridique, un avocat romain porte plainte et exige la destruction du négatif, la saisie des copies destinées à l’exportation et même l’arrestation de Pasolini et de son producteur ! Le procès s’ouvre en octobre, Pasolini comparaît pour « délit de publication obscène ». D’un côté, le Ministère public défend la pudeur des spectateurs, de l’autre Pasolini clame le caractère symbolique du film. Le Président du tribunal juge que le bouleversement provoqué par Théorème est d’ordre idéologique et mystique, et non sexuel. Le film est reprogrammé.

Théorème sort en France en janvier 1969 assorti d’une interdiction aux moins de 18 ans et, dans l’ensemble, il est mal reçu par la critique. Pasolini explique ce désaveu par la laïcité de la bourgeoisie française, davantage coupée du sacré que la société italienne. Par contre, le film rencontre un succès public, grâce aux rumeurs scandaleuses qui ont précédé sa sortie. Théorème marque une rupture définitive entre Pasolini et Les Cahiers du Cinéma, jusqu’à présent grands défenseurs du cinéaste mais qui s’en éloignent après ses écrits théoriques. La revue prend à l’époque un virage idéologique et délaisse progressivement l’actualité cinématographique.

Mort et survie du scandale : les ultimes affaires Pasolini

  Les films qui suivirent firent moins parler d’eux : le tournant social des années 1970 rendit le public moins « pudique » et Pasolini moins dérangeant : Le Décaméron (1971), adapté de Boccace, fut ainsi l’un de ses plus gros succès publics – quatre-vingts plaintes tentèrent tout de même de le faire interdire. Cet assagissement ne plaît pas à Pasolini dont les positions continuent de se faire polémiques, à contre-courant des changements qui s’opèrent alors : il refuse l’avortement, prend le parti des policiers, véritables enfants du prolétariat, contre les étudiants "bourgeois" révoltés. Pasolini vit alors une rupture amoureuse décisive à la suite de laquelle il affirme encore davantage son homosexualité et une vie sans partenaire fixe. Après la sortie du dernier film composant La Trilogie de la Vie, il écrit un texte – une « abjuration » – qui résume sa désespérance face à une société « dégradée » qui oublie son passé : « l’Italie ne vit rien d’autre qu’un processus d’adaptation à sa propre dégradation (…). Moi, donc, je suis en train de m’adapter à la dégradation et d’accepter l’inacceptable. (…) J’ai devant moi – peu à peu sans plus aucune alternative – le présent. Je réadapte ma tâche à une plus grande lisibilité (Salò ?) »2.

Salò  (1975) sera en effet le film de la désespérance, et son film le moins "pasolinien". Adapté de Sade, transposé au moment de l’ultime sursaut fasciste de Salò, le film met la sexualité au coeur de son récit et de sa mise en scène, mais celle-ci est désormais pervertie, détachée complètement de toute valeur sacrée. Les corps sont réduits au statut d’objets de consommation mis à disposition des puissants. Le sexe n’a plus cette fonction vitale et révélatrice dont elle disposait dans La Trilogie de la Vie ou Théorème. La mise en scène est forcée à la neutralité, à « l’adaptation » : le cinéma ne peut plus qu’assister à l’horreur, sans participation ni condamnation.

 Le contexte même de création du film pouvait laisser présager les réclamations futures : les rumeurs courent sur le nouveau projet de Pasolini, des bobines sont dérobées. Surtout, Pasolini est assassiné dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 dans des circonstances plus que douteuses, alors qu’il vient à peine de finir de superviser le doublage français (langue originale du film, selon lui). Sa mort n’arrête pas le scandale : en Italie, le film est interdit, le producteur Alberto Grimaldi – également producteur du Dernier Tango à Paris, tourné en 1972 – est condamné à deux mois de prison et 100 000 livres d’amendes. Les copies en circulation sont confisquées, et le film ne sera libéré qu’en 1977, à raison de six coupes imposées. En France, premier pays à le diffuser, le film sera momentanément interdit, puis assorti d’une interdiction aux moins de 18 ans. Il ne sera diffusé, longuement, que dans une seule salle : une forme d’auto-censure de la part des distributeurs face à un film qui, encore aujourd’hui, fait l’objet de rumeurs et d’inquiétudes.

Pasolini en pseudo-Giotto dans Le Decameron

Pasolini en pseudo-Giotto dans Le Decameron

La filmographie de Pasolini s’achève donc avec l’un des films les plus sulfureux de l’histoire du cinéma. Inutile, cependant, de vouloir à toute force y voir un testament : les projets interrompus du cinéaste attestent d’une désespérance pas si définitive et de son envie persistante de faire du cinéma, et d’écrire.

En vingt-cinq années de vie publique, Pasolini récolta donc de très nombreuses accusations. Habitué des tribunaux, il y a adressé ses messages provocateurs sans chercher à se fondre dans un courant idéologique précis. Sa mort n’a pas mis fin aux scandales et aux interrogations, au contraire : le feuilleton judiciaire dure depuis 1975, l’assassin de Pasolini, Pino Pelosi, ayant laissé entendre en 2005 qu’il n’avait pas commis le meurtre seul, donnant ainsi raison à la plupart des théories sur cet assassinat toujours irrésolu.

 Aujourd’hui, les accusations portées contre les films de Pasolini pourront paraître bien désuètes (exception faite de Salò, dont la puissance de dérangement reste forte) : on retient désormais l’acuité du regard, le pouvoir de révélation, et le caractère sublime de ce cinéma du sacré.

Alice Letoulat

1. Propos du Père Gervais, alors président de l’OCIC, cité par Marine Landrot dans « Vade retro, Pier Paolo ! », Télérama n°2454, 22 janvier 1997.

2. Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes. Petit traité pédagogique, Seuil, 2000, p.86-87.

Sources complémentaires  :

Pasolini , de René de Ceccatty, Gallimard, 2005.

Salò ou Les 120 Journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini , de Hervé Joubert-Laurencin, La Transparence, 2012.

 « Cinquante films qui ont fait scandale », CinémAction n°103, Corlet-Télérama, 2002, article de Christelle Taillibert, pp.92-97.


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