Non, nous n’allons pas vous parler d’un de ces organisateurs de Carnavals modernes qui réécrivent l’histoire de Venise comme cela les arrangent, mais d’une tradition perdue du Carnaval de Venise telle qu’on la vivait pendant les festivités en masque dans la Sérénissime République.
L’Uomo selvaggio, ou Uomo selvatico est apparu très tôt, au siècle du retour à la nature et du mythe du bon sauvage. A l’ombre de la civilisation des lumières, la proposition, à nouveau, d’un personnage qui a une longue histoire, n’est pas dénuée de sens.
On retrouve ce mythe de façon assez suivie et soutenue dans la littérature italienne, un homme a demi bestial, poilu, armé de bâtons noueux, habillé avec des peaux d’animaux, et avec un comportement à mi-chemin entre l’ingéniosité et l’hostilité. Son caractère primitif en fait un personnage ambigu, à la fois grotesque et à la fois attachant.
Par contraste, il est décrit souvent comme aimant les douces harmonies musicales dont la nature, théoriquement, devrait l’avoir exclu, sauf à apprécier le chant des oiseaux comme une musique céleste. Ce qui le caractérise également à travers les nombreuses versions de sa légende c’est le savoir qu’il transmet aux hommes bienveillants : il leur apprend à faire cailler le lait, à fabriquer du fromage ou du beurre, ainsi qu’à extraire le charbon du bois et les minéraux du sol. Il détient aussi le savoir de la fabrication du fer. Il est reconnu aussi pour son habileté à faire pâturer les troupeaux, soigner le bétail. Il sait reconnaître les plantes médicinales.
De nombreuses histoires parlent de cet homme sauvage dont le nom apparaît sous différents dialectes : Om salvarek (Emilie-Romagne), l’ommo sarvadzo (Val d’Aoste), il salvanel (Trentin-Haut-Adige), il salvan (Dolomites), il sarvanot (Piémont), il salvanco (Toscane).
Nous retrouvons l’Homme Sauvage protagoniste de nombreuses fables. Dans la seconde nouvelle de la quatrième journée du Décaméron (1349-1353), qu’une allusion à la fête des Marie permet de situer en carnaval, Boccace met lui aussi en scène un masque d’homme sauvage (uomo selvatico) à l’occasion d’une chasse qu’organise place Saint-Marc le frère Alberto déguisé en Ange Gabriel. L’unique conte du Décaméron de Giovanni Boccaccio (en français Jean Boccace) dont le cadre est vénitien, ainsi que certains documents sur le jeudi gras, sont autant de représentations entièrement centrées sur ce personnage étrange.
Nous avons retrouvé la gravure ci-dessus de Pietro Bertelli : Musique jouée par des masques au Carnaval de Venise – 1642.
Une ancienne représentation de 1208, conservée au Fra della Valle, à Padoue, le Magnus ludus de quodam homine selvatico est sans doute le plus vieux témoignage, dans la Vénétie, de cette tradition carnavalesque.
Cet homme sauvage, on le retrouve par la suite dans presque tous les personnages de la commedia del arte, ne serait-ce que dans l’aspect farouche de leurs masques. On retrouve les traits de l’homme sauvage dans le mélange de violence et de naïveté, de la méchanceté et de l’insouciance qui ont fait au cours des années de grand succès du personnage d’Arlequin.
Depuis la nuit des temps, donc, le Carnaval de Venise à été une fête bruyante et démonstrative, où l’on jouait de la musique, où l’on se déguisait, parfois de manière fort vulgaire, et où l’on chantait, buvait, mangeait, avec force de cris et de rires.
Le Carnaval n’a jamais été à Venise une défilé muet d’ombres fantomatiques escortés par des nervis cachés sous des baute et qui errent dans le rues comme s’ils allaient à la mort, sous les quolibets d’une foule avide de fureur et de sang. Cette mode n’est qu’une légende urbaine inventée à la fin du siècle dernier, dans les années 1990, pour favoriser on ne sait trop quoi, on ne sait trop qui, au détriment de la fête et de la réalité historique.
Mais vis à vis de ces gens qui détournent l’histoire pour s’enrichir au dépends des autres, nous garderons un des traits de caractère de l’Uomo selvaggio : pacifique, il se détourne des moqueries et dénégations de certains en leur laissant leur ignorance pour punition.
Sources bibliographiques :
F. Neri, La maschera del selvaggio, Giornale Storico della Letteratura Italiana, vol. LIX, 1912, p. 47-68.
G. Boccace, Decameron, éd. Vittore Branca, Giornata IV, novella 2, Turin, Einaudi, 1980, vol. 1, p. 501
G. Bertrand, Histoire du carnaval de Venise : XIe-XXe siècle, Ed. Pygmalion, 2013