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[note de lecture] Ludovic Degroote, "josé tomás", par Antoine Emaz

Par Florence Trocmé

 
Degroote
On est d’abord arrêté par le titre : sans majuscules, un nom propre aux consonances ibériques, que l’on ne connaît pas.  Cela ne surprendrait pas pour un roman ou une biographie, mais pour un livre de poésie ? Et Degroote aurait-il fait un virage plein sud ? La vignette de couverture laisse entendre un rapport avec la corrida : mais là encore, Degroote, aficionado ?  Les premières pages confirment qu’il s’agit bien de tauromachie, et d’un torero particulier, José Tomás, lors d’une corrida particulière « le dimanche seize septembre deux mille douze entre onze heures quarante et quatorze heures aux arènes de nîmes » (p.22). Voilà qui est précis et clair mais relance la question de l’intégration de cet ouvrage dans l’œuvre. Degroote a développé une identité poétique forte depuis La Digue, à travers des livres comme Pensées des morts, Barque bleue, Ciels, Plomb mobile du plomb, Le début des pieds… Il poursuit cette veine mais il développe depuis quelques années un autre pôle poétique, plus directement autobiographique, avec Un petit viol, 69 vies de mon père, Monologue… Avec les textes parus en revues de Courrier des lecteurs ou ce livre, José Tomás, il semble ouvrir un nouvel espace pour des textes qui peuvent paraître exorbités. Outre le fait qu’il est louable pour un auteur de ne pas refaire ce qu’il a déjà fait – si la poésie n’est pas un risque d’écriture, qu’est-elle ? – Degroote force son lecteur à quitter ses œillères, son ornière (j’attends qu’on me donne ce que j’attends c’est à dire ce qu’on m’a déjà donné) pour trouver le lien entre la périphérie et le centre et répondre à la question : mais pourquoi diable le poète est-il allé par là ? 
 
Le premier moment de désorientation passé, on verra qu’il est assez simple de comprendre en quoi José Tomás, s’il est un livre inattendu, n’est pas un dérapage incontrôlé ou une folie passagère mais qu’il participe bien de l’œuvre, même si c’est sur une orbite qui lui est particulière de par l’irruption de la corrida, que rien ne laissait présager dans l’espace poétique degrootien tel qu’il était balisé jusqu’à présent. 
 
À propos de poésie, « à chaque fois il faudrait en revenir à des questions de forme » (p.32). De ce point de vue, José Tomás reste dans la ligne générale de l’œuvre : le discontinu et la fragmentation. Cela donne au livre un caractère hybride : à considérer l’enjeu, il appartient au genre de l’essai, mais dans son écriture, il est en poésie. Degroote aime à brouiller les limites des genres et leurs formes habituelles, et le fragment permet cette variation rapide de plans : narratif, réflexif, descriptif… Il n’est pas fermé sur lui-même, de façon aphoristique ou charienne : sans majuscule ni point final, il flotte, parfois île, le plus souvent en archipel avec le contexte. Par rapport à Monologue, le système des pauses est plus largement utilisé : pas de point, mais virgule, point-virgule, deux points, point d’interrogation. On a aussi toute une gamme d’allures : depuis le très court, quelques mots, jusqu’au long, une dizaine de lignes, selon que la pensée se développe dans sa complexité ou que se trouve épinglée une vérité ou une image.  Cette variation de régimes anime la lecture même si le ton, lui, reste toujours égal et calme. Degroote ne connaît pas le point d’exclamation. José Tomás est un livre étrangement silencieux pour qui s’imagine l’atmosphère d’une corrida. 
 
Un autre élément relie ce livre au reste de l’œuvre : son point de départ, une expérience personnelle forte. Ici, il ne s’agit pas d’un traumatisme comme dans Un petit viol ou Monologue, mais d’un moment précis de bascule (d’où l’insistance sur temps et lieu pages 8, 9, 14, 22, 61…) assez puissant pour décider du livre : une expérience de la beauté. L’écriture commence un mois après la corrida (p46) mais le vocabulaire montre bien que la magie est restée intacte (« ébloui, geste magnifique, révélé, fascine… ») même si le poète cherche à garder prise sur son enthousiasme pour rester dans la ligne du torero : « j’aimerais pouvoir écrire sans tomber dans les archétypes de la célébration, évitant le piège facile du lyrisme encombrant, des décalages épiques, de l’humour impétueux, bref de ce style convenu qui ne lui convient pas, car sa façon de produire son art est justement sans effet, sans ostentation » (p13). On verra donc relativement peu toréer José Tomás (pages 9, 10, 27, 29…). De la même façon, le vocabulaire technique est limité (« tercio, templé, faena, péons… ») : aucun désir de couleur locale facile, pas de carmen revisited, il ne s’agit pas de jouer au journaliste taurin, ni même à proprement parler de raconter cette corrida. 
 
Car l’enjeu du livre n’est pas José Tomás mais la question dont il incarne la réponse ce jour-là : qu’est-ce que la beauté artistique et comment y parvenir en poésie ? Le projet du livre est donné page 13 : « j’aimerais écrire quelques notes qui soient équidistantes de l’émotion et du regard, équidistantes de l’exemple qu’est le toreo de José Tomás et du travail avec la poésie. » Au fil du livre, le centre de gravité se déplace : au début, José Tomás est le plus souvent à l’initiale du fragment, mais le relais est pris ensuite par le poème et le torero ne vient qu’appuyer le parallélisme entre écrire et toréer, confirmant le statut d’ « exemple » du personnage et la formule « je regarde ses pieds et je pense à mes vers » (p33). Degroote se défend avec raison de vouloir « appliquer la tauromachie à la poésie » (p24), mais il pointe un certain nombre d’interrogations qui sont sans doute valables pour tous les arts, pas seulement la poésie. Par exemple, à propos du rapport entre puissance et technique : « je me demande ce qu’il faudrait mettre en œuvre de technique et d’abandon à la fois pour croiser cette puissance et cette clarté dans un poème : cela réclame de défaire toute apparence technique et de n’admettre que l’expression de la puissance, alors qu’on sait qu’il n’y a pas d’expression sans technique, et que la puissance en croissant requiert plus de technique » (p13). Ou encore, lorsqu’il souligne l’expérience radicale, et si difficile, qui doit guider l’acte d’écrire ou de créer : « dans l’écriture, ou l’art de façon plus générale, nous sommes sans cesse tentés par nous-mêmes, par un instant de facilité, ou de plaisir : dès lors, nous avons glissé hors du nécessaire à quoi le poème doit se maintenir » (p31) », « il suffit d’un cliché, même involontaire, pour massacrer une œuvre ; la plupart de ce que je lis ou vois en comporte : je suis le premier à ne pas y résister : on a nos pentes, et dans le goût du bas on se croit chez soi, à l’abri »(p33). Cette humilité, ou cette façon de ne pas s’exempter de la critique, n’empêche pas l’auteur d’avoir la dent dure, même si c’est avec humour. Ainsi pour cette évocation balnéaire de certaines figures poétiques : « on répète le même, on peut y parvenir de façon satisfaisante, dans le résultat et l’effet ; de grands poètes actuels, je veux dire des poètes grandement reconnus, s’installent dans cette bouée : ils y sont bien, elle leur garantit confort et visibilité : ils passent et repassent, on y est habitué, ils font partie du bord de mer, on ne les voit plus »(p. 28). On retrouve toujours chez Degroote cette conscience baudelairienne de l’insatisfaction vis-à-vis de l’idéal ; il maintient la même exigence face à son écriture qu’à celle d’autrui : pas de faux-fuyant, pas de réussite à coup sûr, chaque poème (comme chaque toro ?) est un défi neuf. 
 
En somme, José Tomás semble bien moins un livre taurin que le livre d’un poète qui s’interroge sur son propre travail. Au début, le titre apparaissait comme une énigme ; à la fin, on le voit presque comme un leurre, une muleta. 
 
[Antoine Emaz] 
 
Ludovic Degroote, josé tomás, 64 pages, Éditions Unes, 16 € 


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