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Eastern Boys

Par Thibaut_fleuret @Thibaut_Fleuret

Eastern Boys

La série Les Revenants a su, dès sa sortie, trouver un certain écho chez le spectateur et la critique sériephile. Mais derrière ce programme télévisuel, il ne faut pas oublier que se cache, à la base, un long-métrage de Robin Campillo dont cet Eastern Boys est la deuxième livraison en tant que réalisateur.

Le cinéma français manque, parfois, cruellement d’idées. Sclérosée dans ses archétypes, faite prisonnière par des décideurs, des réalisateurs, des acteurs qui ne proposent pas souvent des marques flagrantes d’honnêteté et/ou de courage, la cinématographie hexagonale sait pourtant, en ne faisant pas la fine bouche, offrir quelques moments salvateurs. Autant le dire tout de suite, Eastern Boys fait partie de ce courant. Chose admirable, le métrage va s’offrir, dès son début, en cette qualité. La première séquence est donc une preuve manifeste et éclatante de proposition cinématographique. Pourquoi ? Parce que cette scène est d’un mystère absolu. Jouant sur les codes de la surveillance, la caméra arrive à suivre magistralement un petit groupe d’adolescents étrangers à la Gare du Nord de Paris. Grâce à un jeu autant sur le point de vue et la contre-plongée que sur le découpage précis et à un traitement sonore qui refuse le sur-mixage pour tout mettre sur un même niveau, la représentation s’offre invariablement au suspens. Il est vrai que le spectateur se trouve au milieu de questionnements divers et variés. Qui sont ces personnes ? Sous quels angles vont-elles être traitées ? Quel est le but fondamental de cette séquence ? Mais ne sommes-nous pas dans un film de genre ? Un fantastique ? En effet, via les partis pris de mise en scène, le spectateur remarque que ces jeunes gens agissent presque comme des fantômes. Ils sont là mais très peu de personnes les remarquent. Et quand ils sont ciblés, il y a comme un malaise qui s’installe avec Autrui. Une menace. Le cinéaste prend donc la peine d’introduire son métrage de la meilleure des manières. Sans donner toutes les clés. Mais en surprenant. Et en donnant envie quant au résultat de cette plongée. Au bout de quelques minutes, un homme apparaît. Businessman. Qui se retrouve aux frontières du cadre. Que fait-il ? Là-aussi, on ne sait jamais quel est l’enjeu fondamental de son comportement. Comme tous les autres, il danse dans le corps de cette image mystérieuse. Ce n’est qu’à la fin que les deux entités de personnages vont se retrouver. Si la conclusion n’est pas, au final, une surprise grandiloquente pour celui qui aurait jeté un coup d’oeil à la bande-annonce ou au pitch (la chose serait normale, le film pouvant susciter une attente après son prix du meilleur film « Horizons » au Festival de Venise 2013), elle a, au moins, le mérite d’embrayer frontalement sur une thématique courageuse.

Comme si un seul tour de force ne suffisait pas, Robin Campillo enchaine donc sur un deuxième moment salvateur. Cette construction vient prouver non seulement une générosité sans égale envers son spectateur mais aussi une réelle conscience cinématographique. En effet, en bon réalisateur, il va savoir modifier son système de représentation pour aller explorer d’autres pistes même si les lisières du fantastique ne sont, là encore, jamais bien loin. C’est bien la cohérence globale qui va primer. Le genre du fantastique est doté de multiples possibles et le cinéaste l’a bien compris tant sa mise en image suit une logique implacable. Pour un film qui voudrait davantage s’inscrire dans une destinée sociale, le pari est osé. Mais construit. Ce qu’il faut voir, comme dans la première séquence, c’est que Robin Campillo a surtout envie de caractériser des entités précises afin de les étudier au mieux. Exit donc le groupe menaçant (en dehors de toute considération raciste, faut-il le souligner), nous ne sommes plus, ici, dans un traitement général où le fantôme était un concept interrogatif. Il y a maintenant une personnification de cette figure via le prisme de Daniel, ce fameux businessman. Et c’est l’intime qui entre en jeu. La désincarnation n’est pas native, comme auparavant avec ces jeunes, dans le traitement du personnage de Daniel. Elle est bien évolutive, ce qui ajoute une corde supplémentaire, loin de la redite, à l’arc de la représentation fantastique qu’Eastern Boys convoque. D’une part, il y a toujours cette contamination d’un espace par l’Intrus. En ce sens, c’est une reprise de la première séquence qui est utilisée. D’autre part, c’est le personnage principal lui-même qui devient petit à petit ce fameux Etranger dans son propre habitat tant il ne maitrise plus rien. La nouveauté de cette scène se retrouve à ce niveau. L’homme est, tout simplement, en train de se disloquer. Grâce à une utilisation plastique de la surimpression et scénaristique de l’alcool, on sent à chaque instant le nouveau statut d’un Daniel se perdant. La chute n’en sera que plus violente ; la reconstruction que plus intéressante. Grâce à ces idées, cette séquence devient alors tout bonnement sublime et se place comme un moment que le spectateur ne pourra pas oublier dans sa rétrospective de l’année cinéma 2014.

Mais Eastern Boys ne s’arrête pas à ces deux séquences, aussi réussies soient-elles. En tant qu’ancien monteur d’un Laurent Cantet dont on connait la prise de position sur une certaine idée d’un cinéma confronté à la société (le sublime L’Emploi du temps, le palmé Entre Les murs), Robin Campillo, en bon héritier, sait que pour qu’un film soit réussi, il faut savoir parfaitement conjuguer fond stimulant et forme pertinente. Si cette dernière est donc parfaitement présente, les deux premières séquences en attestent et le reste du métrage ne sera pas sacrifié, le film n’oublie pas de raconter une histoire à la fois humaine et sociale. Derrière le tour de force formel, il y a des sentiments qui, eux, n’ont pas besoin d’être trop longuement questionnés tant ils sont d’une touchante simplicité. Le mérite en revient à un déroulement scénaristique des plus convaincants. La relation entre Daniel et Marek, l’un des membres du groupe premier, évolue petit à petit et de façon très linéaire. Ainsi, c’est bien une belle émotion et une réelle empathie qui peuvent surgir. Pourtant, tout ceci apparaissait bien casse-gueule sur le papier tant le sujet de la jeune prostitution homosexuelle n’est pas souvent abordé par le cinéma. Mais le réalisateur n’a que faire des barrières. Il les explose car il sait que derrière tout cela, il y a des actes à montrer, des regards à capter, des mots à énoncer. Loin de lancer un discours moraliste et moralisateur, il préfère s’attacher à la question de la découverte de l’Autre. Eastern Boys est, en fait, un récit initiatique sur un jeune homme qui, en explorant sa sexualité, se trouve une place d’être humain. Finalement, l’introduction par un fantastique qui interroge est une idée magnifique. Le réel et ce qu’il implique dans les sentiments vont, peu à peu, refaire leur place pour redonner au monde sa normalité et sa capacité à vivre simplement, loin de toute réflexion. Le geste cinématographique est sublime. Parallèlement, les scènes de sexe, les jeux et autres dialogues qui entourent ce retour à la vie sont très beaux. Si la caméra reste au plus près des corps, c’est par l’utilisation des mots que le sexe prend toute son importance. Mieux encore donc, en évitant une quelconque auto-censure et en jouant sur une certaine crudité, ceux-ci permettent au film de sonner de manière parfaite. Néanmoins, Robin Campillo ne souhaite pas s’arrêter en si bon chemin. Il sait qu’il doit également explorer d’autres territoires pour rendre son projet encore plus attrayant.

Petit à petit, le métrage va basculer. Cette délicatesse dans le parcours scénaristique prouve, encore une fois et malgré une petite baisse de rythme dans les plus de 2 heures du métrage, la grande intelligence de son instigateur. Alors oui, le film se veut intime. Mais il n’en oublie pas d’être social. Ainsi, la dernière partie va plonger de façon très directe dans le quotidien de ces réfugiés de l’Est. Changement de territoire, c’est dans un hôtel typique d’une aire d’autoroute lambda qu’Eastern Boys va finir de prendre sa place. Et là-aussi, la mise en espace sera traitée avec cohérence. En excluant généralement la sphère privée, le réalisateur va vouloir se concentrer sur un seul couloir pour montrer au mieux la densité de population dans ledit lieu et les situations qui peuvent en découler. Les conditions de vie sont difficiles, on pourrait s’en douter, et c’est toute une forme d’empathie généralisée qui vient innerver le métrage. Néanmoins, le réalisateur refuse de tomber dans l’angélisme facile. En effet, il n’oublie pas de montrer quelques connections difficiles dans cet ensemble où c’est bel et bien un homme, un seul, tyrannique, qui dicte sa loi. Mais là-aussi, malgré les barrières qu’il pose, impossible de complètement détester ce personnage. Même s’il joue abondemment la carte du petit chef, il y a toujours ce quelque chose d’humain qui surnage. Le cinéaste ne voulait pas de gentils et de méchants. Il sait que le manichéisme n’est pas une solution quand on veut explorer toute la pluralité du monde. Plus qu’avec le déroulement du scénario et la mise en représentation qui conduisent dans cette direction riche, le mérite en revient également à tous les acteurs qui jouent une composition très digne (quels regards !) et au réalisateur qui a su les diriger correctement. Cette plongée dans le social et l’intime, dans le fantastique et le réel, trouvera sa très belle conclusion dans un plan final à la puissance évocatrice folle qui redistribue les données. Robin Campillo arrive à clore ces différents axes avec une seule image méticuleuse qui fait ressortir grandi l’Humain. C’est rare, c’est beau et c’est fort !

Eastern Boys se pose comme l’un des films les plus intéressants de cette année 2014 tant il offre des partis pris clairvoyants. Surtout, il permet à la cinématographie française de sortir un peu de sa torpeur trop habituelle. Robin Campillo est à suivre.


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