Denis Jeambar. (c) André Perlstein.
Enclenchez "Jasmine" de Keith Jarrett, cette version-ci ou une autre, et lisez les "Dark nights", c'est-à-dire les "nouvelles nocturnes" que vient de publier Denis Jeambar (Calmann-Lévy, 234 pages). Ce n'est pas moi qui le dis, mais l'auteur, et je partage son idée. Autant au sujet de Keith Jarrett qu'à propos de son conseil de lecture. Il est bien inspiré.On connaissait Denis Jeambar auteur de romans, d'essais, de biographies, d’entretiens, d'articles de journaux, et le voilà qui débarque avec un recueil de vingt-neuf nouvelles. Des textes qui empruntent en général une forme assez courte, à l'exception de l'avant-dernier qui est quasi un mini-roman. Ils ont en commun de se dérouler la nuit, bien entendu, et d'explorer les fêlures de la nature humaine au travers d'une très belle galerie de personnages fort variés. "Dark nights" est réjouissant de bout en bout et se savoure avec un immense plaisir. Avec quelque angoisse parfois aussi, devant la noirceur humaine.
De passage à Bruxelles, Denis Jeambar le journaliste est devenu Denis Jeambar l'interviewé. "C’est la première fois que j’écris des nouvelles, après être resté dix-neuf ans sans écrire de fiction", me dit celui qui a travaillé au "Point", à l’"Express", à Europe 1... "Le dernier de mes cinq romans, "L'inconnu de Goa" (Grasset), est sorti en 1996. La fiction demande de la liberté. Ce recueil est venu à son heure. Quand j’ai quitté les Editions du Seuil en 2010, j’avais déjà le projet de revenir à la littérature."
Une commande du "Magazine des aéroports de Paris" et le pas est fait. La nouvelle "La terrasse" (absente du livre) y paraît, ainsi que dans "Femme actuelle" et dans un recueil fin 2011. L'écriture courte n'était pas inconnue à Denis Jeambar, auteur de "Portraits crachés" (Flammarion, 2011), cinquante portraits, dont vingt en politique, en textes de 4 à 5.000 signes. "J’ai eu beaucoup de plaisir à les faire, à retourner à la formule du news magazine", en dit-il.
Ensuite, les choses se sont enchaînées. Une nouvelle écrite durant les vacances de l'été 2011, "La cantatrice", qui a enthousiasmé son pote Louis Chédid. Le film sur l’engagement de Laetitia Masson en janvier 2012, dans le cadre de la présidentielle: "Deux heures et demie devant la caméra, à parler du libre arbitre, du destin, de la double et de la triple personnalité". En avril 2012, Denis Jeambar se met à écrire: vingt-sept nouvelles naissent en deux mois et demi! "J’avais toujours avec moi un carnet où je notais mes idées de sujet, sans toujours savoir d’où ils venaient. Je n’avais pas de projet de publication au moment de l’écriture."
Quoique. A l’automne, le néo-nouvelliste fait lire son recueil à Claude Durand, l'ex-PDG de Fayard, qui le libère de ses doutes. Le texte est donc remis à son éditrice chez Calmann-Lévy. Et voilà les "Dark nights" publiées! "Tout le temps du livre, et c’est la première fois que cela m’arrive, cela a été la rencontre du moment et cela m’a possédé. J’ai trimballé mon texte partout avec moi, dans le Midi, dans ma voiture... Je n’ai jamais commencé une nouvelle en sachant comment j’allais la terminer. C’était le plaisir de retrouver le goût d'écrire", se rappelle l'écrivain. Ce fou de Fitzgerald n'a pas choisi pour rien une forme très courte, celle des "short stories". Sauf celle à l’avant-dernière place du recueil, "Déambulations criminelles", qui est un un projet de roman d'il y a dix ans, en 150.000 signes relus et coupés pour en faire une longue nouvelle.
"Il n’y a pas de nouvelles vraiment joyeuses parce qu’elles ont été écrites à l’âge que j’ai", analyse Denis Jeambar, né en 1948… "A vingt ans, on voit le monde à 360°, à quarante-cinq ans, on voit une ligne droite, à soixante-cinq, c’est un angle mort, un angle fermé." Mais cette acuité dans la perception des choses rend la lecture éminemment plaisante. "Dark nights" nous balade dans le temps et dans le monde, comme l'auteur l'a toujours fait, entre personnages réels, de fiction et de nombreuses allusions littéraires. "J’adore Marilyn et je connais son véritable assassin. L’homme qui a toujours été l’ami de Marylin, c’est moi!"
En commun dans ces textes ciselés: la nuit, le libre arbitre, les identités multiples parfois insoupçonnées, la question de la responsabilité, la violence: "Parfois, quand j’ai fini d’écrire, je ne me reconnais pas. On a beaucoup de violence en nous, l’humanité consiste à la maîtriser. La question de la guerre me revient souvent: si j'avais vécu alors, aurais-je été un héros ou un salaud? Je pose des questions sur ce qu’on est et sur ce qu’on peut devenir. C’est un livre désenchanté. Je suis un optimiste de l’instant mais, profondément, je suis pessimiste, car tout va s’arrêter. Malgré cela, la vie est merveilleuse. Je suis perfectionniste, j’ai le goût du travail bien fait. J’aime les autres mais j’ai de la rage intérieure. Je suis très indigné, très révolté. Je domine toujours ma violence, je ne me sens jamais stressé. Mes livres politiques sont violents, comme si j’avais craché les mots. L’édito est un exercice que j’ai peu aimé car réalisé sous la contrainte. Petit, en colère, je faisais peur aux autres. Ma colère principale, c’est l’injustice de la mort, cela me travaille depuis toujours."
Et en particulier.
"J’ai placé la nouvelle "Le cheval dans la nuit" au début du livre parce que c’est l’image de la couverture et un triptyque que j’ai chez moi dans le Midi. Elle est une métaphore de la Shoah. Celle-là et celle du Peintre ont en commun que les personnages existent mais que les histoires sont inventées. Je suis peu imaginatif pour les noms, je prends ceux de ma famille, celui de mon meilleur ami même... La photo des sept gamins de "Dernier cliché" existe, tout y est vrai sauf la chute."
Dans "Flic Flac", l'histoire de Paul et Virginie est vraie et Mystic River est un coup de chapeau au film; je l’avais lue dans le "New York Times". C'est la dernière nouvelle que j’ai écrite, je l’ai écrite à New York, comme "La Belle Cubaine"."
Une des nouvelles préférées de Denis Jeambar? Celle avec le boxeur, "sur cette question anatomique du visage". Celle avec l’aveugle, déstructurée, en rupture avec les autres. "C’était important pour moi de la maintenir car elle est pleine de codes que je peux seul expliquer. On ne le voit pas mais le nom de ma mère et de ma femme y sont."
Et en finale, évidemment: "Ce recueil m’a donné envie de faire un roman. J’ai commencé, sur la dualité: D et son double. Scott Fitzgerald n'était-il pas le double de Zelda?"