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Ezra enigma, de Jean-Pierre Keller

Par Francisrichard @francisrichard

Pour apprécier une oeuvre à sa juste valeur, il faut la séparer de l'homme et faire appel à son instinct. Car, comme le disait Proust, contre Sainte Beuve, une oeuvre est le produit d'un autre moi parmi les diverses personnes superposées qui composent une personne morale.

Avant d'attribuer à Guilleragues, les cinq Lettres portugaises, était-il important de savoir qui en était l'auteur pour dire de ce petit livre: Attention, chef-d'oeuvre!?

Cette démarche d'appréciation littéraire n'exclut évidemment pas de s'intéresser à la personne morale qui contient cet autre moi, parce que tout être humain est digne d'intérêt, compréhension ne valant cependant pas caution.

Cette recommandation se vérifie a fortiori quand il s'agit d'apprécier l'oeuvre d'une personne à la vie ou aux idées sulfureuses. Le cas Céline  en est l'illustration la plus emblématique. Mais il n'est pas le seul et Jean-Pierre Keller, dans son dernier livre, Ezra enigma, attire l'attention sur un autre cas, celui d'Ezra Pound.

Ezra Pound est bien sûr l'homme qui, pendant la Deuxième Guerre mondiale, dans des émissions à Radio Roma, a fait l'apologie du fascisme et tenu des propos antisémites, les Juifs représentant surtout à ses yeux la puissance financière (il l'a payé de 12 ans d'internement psychiatrique aux Etats-Unis...), mais il est aussi le grand poète que l'on sait.

Fabrizio Ballarin est un étudiant qui a du mal à trouver sa voie. N'ayant pas la vocation médicale, comme papa, ce bamboccione, éternel enfant, fait, à l'université de Venise, des études de droit, qui, comme on sait, mène à tout, même au journalisme.

Fabrizio doit un jour faire un exposé sur l'usure, sujet dont il n'a aucune idée. C'est alors que le hasard fait bien les choses. Mais est-ce le hasard? En voulant attraper un livre en haut d'une pile de la bibliothèque paternelle, sept ou huit volumes lui dégringolent sur la tête. Il n'arrive à en sauver qu'un seul de la chute, l'ABC de l'économie, d'Ezra Pound.

Ce livre opportunément tombé sur lui va changer le cours de son existence. Sans savoir qui en est l'auteur, il s'en inspire pour faire la présentation qui lui a été demandée. Ce qui lui vaut d'être sévèrement chahuté par une partie des étudiants de sa classe. Devant son incompréhension, l'assistant lui conseille d'aller voir un professeur de littérature, Madame Lauren Davidson.

Madame Davidson? "Une grande blonde de trente-cinq ans environ aux lèvres pulpeuses rehaussées d'un rouge vif", aux "longues mèches frisées reposant sur [les] épaules". Pas du tout l'image qu'il se faisait d'un professeur. Elle lui apprend que l'auteur de l'ABC de l'économie est un poète génial et lui conseille la lecture des Cantos scelti, "un choix de Cantos traduits par sa fille" et lui révèle son passé sulfureux.

Six ans plus tard, en faisant un des mots croisés paru dans un numéro de 1952 de La Settimana enigmistica, la définition du dernier mot en quatre lettres de cette grille sur les personnages religieux le remet sur le chemin d'Ezra: "Scribe antique et poète". Ezra est en effet à la fois un personnage de l'Ancien Testament, dit le Scribe, et le poète qui lui a valu d'être chahuté.

A partir de ce moment-là Fabrizio s'intéresse à nouveau à Ezra Pound, dont il lit d'autres oeuvres que l'ABC de l'économie. Ce qui le conduit à mettre ses pas dans les siens. C'est ainsi qu'il fera la rencontre d'Amalia devant le Nid caché, à Venise, où Ezra Pound abritait ses amours avec sa maîtresse, Olga Rudge. C'est ainsi qu'il rencontrera à nouveau Lauren Davidson, chez Mary, la fille d'Olga et d'Ezra, sur les hauteurs dominant Merano.

La vie personnelle de Fabrizio tourne désormais autour du poète. Elle est ponctuée de nombre de ses vers inspirés. Elle se nourrit des lieux dans lesquels il s'est rendu. Elle le conduit même un moment dans une antre où d'aucuns se réclament indûment de lui. Mais le mot Pound est devenu un sésame dans son existence. 

Il est décidément très poundien ce personnage de Fabrizio, pour qui "les mots comptent plus que les choses", ce qui n'est pas pour déplaire à  celles qui l'aiment. Et qui ne déplaira pas non plus à ceux qui ont la fibre poétique, c'est-à-dire musicale.

Jean-Pierre Keller aime les mots et il s'en sert pour raconter les choses avec beaucoup d'agrément pour le lecteur. Sous sa plume le ménage à trois, à consonance bourge, devient amours triangulaires, à consonance italienne...

Francis Richard

Ezra enigma, Jean-Pierre Keller, 192 pages, L'Age d'Homme


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