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Écrire comme Aragon

Publié le 19 avril 2014 par Thibaultdelavaud @t_delavaud

Je suis en train de lire Aurélien, d’Aragon, une œuvre majeure de la littérature française du XXème siècle. Ce long roman, émouvant par l’histoire racontée (l’amour impossible entre Aurélien et Bérénice), frappe par le style de l’auteur, une véritable leçon à tous les écrivains.

Couverture Aurélien

La lecture de cet ouvrage est un plaisir pour les amoureux de la littérature et je demeure admiratif du style d’Aragon, rêvant de pouvoir un jour égaler sa maîtrise de la langue française… En attendant, j’essaye d’apprendre et je voudrais vous faire partager l’analyse de deux extraits, qui démontrent la virtuosité de l’auteur, dont chaque écrivain peut s’inspirer.

La seule chose qu’il aima d’elle tout de suite, ce fut la voix. Une voix de contralto chaude, profonde, nocturne. Aussi mystérieuse que les yeux de biche sous cette chevelure d’institutrice. Bérénice parlait avec une certaine lenteur. Avec de brusques emballements, vite réprimés qu’accompagnaient des lueurs dans les yeux comme des feux d’onyx. Puis soudain, il semblait, très vite, que la jeune femme eût le sentiment de s’être trahie, les coins de sa bouche s’abaissaient, les lèvres devenaient tremblantes, enfin tout cela s’achevait par un sourire, et la phrase commencée s’interrompait, laissant à un geste gauche de la main le soin de terminer une pensée audacieuse, dont tout dans ce maintien s’excusait maintenant.

Une écriture dense et riche

Ce passage, situé au tout début du roman, marque la rencontre entre les deux protagonistes du roman. On est frappé dans ce passage, d’une part, par sa densité linguistique et d’autre part, par la qualité de la description des caractéristiques physiques de Bérénice qui mettent en exergue sa personnalité.  La phrase « Une voix de contralto chaude, profonde, nocturne » est troublante. Qu’une voix soit « chaude », pourquoi pas, « profonde » est déjà plus audacieux mais c’est véritablement l’adjectif « nocturne » qui surprend le lecteur et l’interpelle. L’adjectif mystérieux de la phrase suivante, qui prolonge la description de la voix de Bérénice, achève de donner un caractère envoûtant à cette voix intrigante. Le rythme des trois premières phrases est ordonné, lentement rythmé, faisant  écho au propre rythme de la voix de Bérénice : « elle parlait avec une certaine lenteur », le tout renforcé par l’allitération en « eu » : « des lueurs dans les yeux comme des feux d’onyx » Ensuite, évoquant le trouble de Bérénice, Aragon écrit une phrase très longue, saccadée, que l’on est pressé de terminer, de la même manière que Bérénice est pressée de terminer ses phrases.  

Que sait-il de cette vie ? Rien, mille fois rien. Un mari pharmacien. Ce serait risible si ce n’était atroce. Une petite ville de province. Et puis quoi, quoi ? L’idée du devoir, la religion ? Non, alors ? Ne pas faire de peine à ce monsieur, ou le qu’en-dira-t-on ? Tout est trop mesquin pour ces yeux noirs, ce visage anguleux, ces cheveux de paille, cette expression de torture, cette soif inexprimée, cette folie…

Ce deuxième extrait est situé au milieu du roman et constitue un point de basculement dans le récit : Aurélien, éperdument amoureux de Bérénice, tente de comprendre l’attitude de celle-ci, qui le repousse, et s’interroge sur une possible relation entre eux. Aragon emploie comme dans le premier extrait des phrases nominales. La force de ce passage est l’aspect percutant de ces courtes phrases, construites comme un froid constat : « Rien, mille fois rien », « Un mari pharmacien. », « Une petite ville de province. » qui fait tout comprendre au lecteur en un nombre minimal de mots. Aragon joue probablement sur la référence à peine voilée à Madame Bovary. Il établit un lien de complicité avec le lecteur en lui faisant comprendre qu’il cherche à dépasser le cadre bourgeois et traditionnel évoqué par Flaubert pour s’intéresser davantage à l’histoire d’amour entre Aurélien et Bérénice : leurs psychologies, leurs attentes, leurs craintes… « Ce serait risible si ce n’était atroce ». Oui, ce serait risible tellement cela est attendu, convenu, un cliché, mais atroce pour Aurélien : il a  fallu que cela tombe sur lui. La dernière phrase de cet extrait est très longue en comparaison des précédentes (mais l’auteur peut passer avec virtuosité d’un type de phrase à un autre) et l’on découvre un portrait bien différent de Bérénice. Les mauvaises pensées d’Aurélien déforment le physique de cette dernière et Aragon souligne l’immense contraste entre la complexité de la psychologie de Bérénice et sa vie ennuyeuse dont on ne sait rien, car il n’y a sans doute rien à savoir.

  »Écrire est une réflexion, un travail des mots et de la langue, avant de raconter une histoire »

louisaragon

Louis Aragon (1897 – 1982)

Être écrivain, c’est avant tout être lecteur

Ces deux extraits soulignent la beauté du style d’Aragon et sa fluidité, bien que le propos soit complexe et subtil. Cela est possible grâce à une densité de l’écriture (dire beaucoup en peu de mots) et une maîtrise parfaite de la langue française. C’est une belle leçon pour tous les écrivains, qui doivent impérativement être attentifs à l’écriture d’autrui lorsqu’ils lisent un ouvrage, c’est la meilleure manière de progresser. Écrire est une réflexion, un travail des mots et de la langue, avant de raconter une histoire. Et plus la langue et l’écriture sont maîtrisées, plus il est aisé de relater une histoire, quelle qu’elle soit. 

Je rêve de parvenir un jour au niveau d’Aragon. En attendant, je lis. 


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