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Decorum, tapis et tapisseries d’artistes

Par Memoiredeurope @echternach

Pour Pierre et Patrice, d’abord et avant tout, avec qui j’ai vécu une longue aventure pour faire reconnaître les valeurs du textile et son langage.

Pour Elsi, Jagoda, Sheila, Josep, Daniel, Mariette, Magdalena, Olga, Pierrette et les autres, dont certains sont déjà disparu.

Pour tous ceux de mes amis qu’on a ignorés dans cette exposition, je ne sais pas pourquoi.

 

Un peu d’histoire

Du 11 octobre 2013 au 9 février 2014 a eu lieu au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris une exposition intitulée « Decorum » et sous-titrée « Tapis et tapisseries d’artistes ». J’avais rencontré à deux reprises sa conceptrice, la conservatrice du musée, Anne Dressen. Nous avions évoqué l’idée d’un article / interview de la conservatrice Danielle Molinari qui, de 1981 à 1988 a préparé un ensemble d’expositions dans le cadre du département « Art et Création Textile ATC » en invitant pour des expositions personnelles une série d’artistes utilisant les textiles ou les matériaux souples au sein du musée. J’ai abandonné l’idée d’écrire cet article pour des raisons personnelles.

C’est donc Danielle Molinari elle-même qui a présenté cette partie de l’histoire d’un art auquel j’ai consacré un peu plus d’une dizaine d’années de ma vie, sans renoncer pour autant à mon métier d’origine, la biologie, tout en préparant un travail sur les routes de la soie, ce qui allait devenir pour un peu plus de vingt-cinq ans un second métier ; celui de la création et de l’accompagnement des itinéraires culturels du Conseil de l’Europe.

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Pablo Picasso. Femmes à leur toilette. Manufacture Nationale des Gobelins, mise au point par Pierre Baudoin. 1976.

Si l’histoire qui est racontée dans le dernier article du catalogue a choisi d’ignorer le travail théorique et pratique qu’ont réalisé des dizaines de bénévoles dans le cadre des revues Driadi et Textile/Art puis Textile/art Industrie que j’ai dirigées, comme les expositions collectives qui comme « Fibres Art» au Musée des Arts Décoratifs de Paris en 1985 ou dans le cadre du Groupe Tapisserie ont rendu justice à des artistes de talent, ou encore les achats du fonds National d’Art contemporain dans la même période, pour ne privilégier que les expositions du département ATC et les achats du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, on pourra toujours dire qu’il s’agissait de ne pas se trouver hors sujet.

Mais l’absence totale dans tout le catalogue de référence à une série d’ouvrages fondamentaux, d’articles de fond et d’interviews approfondies que j’ai rédigés et publiés, comme ceux de mes collaborateurs, reste pour moi inexplicable. Heureusement un site web préparé par Nadia Prete en garde la mémoire.

Ce n’est cependant pas seulement cet étonnement, voire un ressentiment qui m’ont guidés bientôt trois mois après la clôture de l’exposition à publier ce post dans lequel mon étonnement se double d’une incompréhension devant la présentation même de l’exposition. Je voulais ignorer et laisser dans l’oubli une grande tristesse, mais j’avoue que cela m’est devenu impossible.

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A gauche : Sonia Delaunay. Drakkar. Atelier de Saint-Cyr (Pierre Daquin). 1972. A droite : Jim Isermann. Sans titre. Peinture émail et fils acryliques sur panneau de bois.1990. Au sol : Gerwald Rockenschaub. Sans titre. Installation de huit moquettes. 1991. 

Tout est dans tout…et inversement.

C’est un peu comme si ce 9 février, j’avais rendu visite à d’anciens amis et que je les retrouve en mauvaise compagnie. Je n’ai pu les saluer que de loin car je me suis senti étranger dans cet environnement où on les avait placés, un peu comme des momies dans un musée d’ethnographie, pour expliquer artificiellement une civilisation lointaine. Parcours « à rebours » dit le catalogue, en partant de la situation actuelle pour mieux regarder le passé. Mais le savant mélange qui les met en scène entre des « riens », c’est-à-dire des gestes picturaux un peu vains et des « pleins » c’est-à-dire des fonctions natives venues des tissages du désert, des îles, des civilisations perdues, retrouvées ou hybridées, crée en permanence des interpénétrations qui sont autant de chimères malheureuses et propage des parasitages qui sont autant de destructions de langages par contamination virale. En trois mois d’exposition, la maladie a fait son œuvre et le résultat, le dernier jour, quand je l’ai visitée, n’était pas beau à voir !

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William Morris. Hammersmith rug. Tapis en laine nouée à la main. 1898.

Tous mes amis et leurs parents de l’Art and Crafts, du Bauhaus, de l’Art Nouveau, de l’Art Déco, du Modernisme, comme les peintres cartonniers et les interprètes des cartons avec lesquels ils ont parfois polémiqué, tous ensemble étaient dans cette « dé-monstration » : cernés, utilisés, devenus des sortes de « prétextes » à un jeu de mots poussé dans ses ultimes retranchements.

L’exposition « Decorum » a inauguré une nouvelles forme de logique : un espace de cérémonie sans célébrants et sans célébrés.

Pour tout dire, je me suis retrouvé un espace vide du fait paradoxal de son trop plein d’objets et de la suffisance de son propos.

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Michel Aubry. Le Grand Jeu. Tapis d’origines diverses, tissages, drapeaux, vêtements. Collection de l’auteur et du Mobilier National. 2011.

Le texte du textile que mes amis et leurs parents avaient écrit en « préface » à notre monde numérique et global, d’une fin de siècle au commencement d’un autre, se trouvait ainsi déplacé au siècle suivant dans une sorte de « postface » mal écrite, un « prétexte » au sens propre du terme qui ne s’ouvrait plus aujourd’hui sur rien, comme si la pièce de théâtre qu’ils avaient écrite ensemble avait été rayée du répertoire et réécrite pour des acteurs grimaçants portant des masques dérisoires.

On aura compris que je me suis senti comme le visiteur du champ de bataille de Waterloo après que Victor Hugo, juché sur le cheval de l’Empereur français en ait célébré la vaine gloire avec des mots glorieux ; après la bataille, quand il ne reste plus que la vanité nue !

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Pierrette Bloch. Maille N°8. 1974.

Bon genre ou mauvais genre ?

Existe-t-il un langage du genre ?  De cette question, je me souviens d’en avoir débattu, une semaine entière à Banff au Canada, à la fin des années quatre-vingt en compagnie d’une artiste américaine spécialiste de l’art lesbien et d’étudiants de tous âges venus travailler l’écriture textile en se fondant sur la traduction anglaise de l’ouvrage publié en partenariat entre Skira et Rizzoli : l’Art textile.

Le mot clef d’une ouverture à ce dialogue un peu étrange que je m’étais proposé un peu légèrement étant donné ma pratique de l’anglais à ce moment-là, dans la fin de l’été des montagnes rocheuses, avait été : « le textile déborde ».

Il déborde et pas seulement parce que :

-   la peinture s’insinue depuis Cézanne et quelques-autres dans la fibre et renie souvent la tension que lui donnait artificiellement le châssis.

Ou encore pas uniquement, en reprenant certaines des voies d’entrée de « L’Art textile » parce que :

-   les fibres du feutre, de la toile, des grillages ont retrouvé leur famille d’origine, celle de la vannerie, paradigme des solides souples.

Et certainement pas uniquement, en tenant compte de dix années d’analyse dans DRIADI, Textile/Art ou Textile/Art/ Industrie parce que :

-   le langage du tissu c’est la modernité plus l’identité, la numérisation avant l’écriture, la mémoire des nombres avec celle de la parole et du mythe.

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Magdalena Abakanowicz. Abakan rouge III. Tapisserie de haute lisse en sisal.1970-1971.

Voilà des voies d’entrées qui ne sont ni d’Orient, ni d’Occident, ni d’un genre ou d’un autre, ni de l’antiquité ou du présent, ni de l’époque moderne ou bien postmoderne, ni de l’art ou de l’artisanat. Elles sont là et méritent d’être proposées par le toucher, le faire, l’élan, la lecture de l’espace, le sens de la tension, la mise en scène de l’enchaînement des petites et des grandes mutations qui ont surgi de manière simultanée dans des continents séparés.

Elles sont là dans ce que l’on désigne pour la facilité : peinture, sculpture, décor…peu importe les mots dans ce propos, elles sont justement dans les zones de débordement. Mais, ce ne sont pas des disciplines qui débordent ou des tiroirs bien  rangés qui rentrent en révolte comme les jouets de Colette contre un enfant malfaisant; c’est le langage du tissu qui est intrinsèque et donc contaminant – par nature et par vengeance - quand on veut lui appliquer des bornes, des frontières ou des classements contingents et artificiels.

Ces données d’évidence sont anthropologiques.

Quand Rebecca Horn se pare des plumes du paon ou de l’autruche, c’est pour dire tout à la fois son genre, la continuité d’une parure, la persistance de la pudeur, les racines du geste et l’interrelation des êtres. Elle ne dit pas que l’art textile vient du nid ou du chant de l’oiseau, mais de son propre corps et de sa propre voix, elle dit la constance de l’espèce humaine.

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Elsie Giauque. Elément spatial. Tapisserie tridimensionnelle lin, soie, laine, métal. 1979.

« Ainsi, tapis et tapisseries apparaissent comme une parfaite troisième voie, entre les arts dits « majeurs » et « mineurs », ayant des implications autant dans le champ esthétique que social (voir les questions sous-jacentes de classes, ou de genres) ou encore économique (du fait de leur potentiel commercial). » Ainsi écrit Anne Dressen, Commissaire de l’exposition. Troisième voie ou troisième sexe, ou plutôt racine, rhizome, questions sous-jacentes d’origines, de croisements, d’évolution biologique ?

De ce fait, rien n’est au-delà du pictural (renouveau de la tapisserie des peintres cartonniers) ou au-delà du sculptural (la Nouvelle Tapisserie) ou encore dans le sein du corps féminin, Deuxième Sexe revendiqué, ou encore dans l’oblique, le décentrage, le transversal, mais dans la recherche des origines.

« Aborder l’histoire de l’art de biais et de travers permet non seulement de la penser autrement mais aussi de mieux comprendre le contemporain. Militons, plus que jamais, en faveur d’une matérialité spéculative. » J’avoue que je n’y comprends rien !

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Pierre Daquin. Mospalis. Tapisserie de basse-lisse en double trame, laine et coton. 1967.

En cherchant à faire mauvais genre, il n’y a plus d’art, il n’y a plus d’histoire, il n’y a plus même de matière dans un miroir sans tain où rien ne se reflète et surtout pas le corps du visiteur ! En ce sens la confrontation de l'espace vide proposé par Pierre Daquin aux côtés du tapis / vêtement créé par Vivienne Westwood, figures contradictoires d'adieux placées à la fin de l'exposition, soulignent s'il en était besoin la vacuité d'un monde en voie de dissolution ou d'hyper médiatisation. L'opera d'arte n'est plus de ce monde-là ! Qui va donc s'en soucier ?

Pour le reste, les archives de notre travail commun sont disponibles dans les bibliothèques et les centres de documentation spécialisés à Paris,  Aix-en-Provence, Lille, Nantes, Angers, Aubusson et dans plusieurs pays européens. A chacun son histoire et ses contradictions !

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A droite : Pierre Daquin. L’ombre de la transparence. Fil transparent, bronze et lumière. 1984. A gauche : Vivienne Westwood. Morning Gown (Collection 1783). Tapis d’Axminster tissé par Brintons. 1995.  


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